Viktor Henrik Askenazi est, à quarante-sept ans, un homme respectable et respecté. Depuis toujours troublé jusque dans sa chair par une quête insoluble, il quitte sa femme, puis une maîtresse qui ne lui apporte pas plus de réponses. Seul, dans un petit hôtel de station balnéaire, il retrace son parcours, tentant de donner un sens à son plongeon vers la folie. Rongé par des interrogations métaphysiques – que cache le désir ? la passion peut-elle remplir le vide inhérent à l’existence humaine ? – il fuit le monde, les hommes et la raison jusqu’à commettre un acte aussi inavouable que soudain.

Sándor Márai, auteur hongrois que l'on compare souvent à Stefan Zweig, livre ici un véritable drame psychologique. Son personnage est à la fois étonnement ordinaire et éminemment singulier. Le lecteur le suit avec l’indulgence qu’on accorde à un personnage dans lequel on se reconnaît, mais dans le confort d’une distance offerte par le caractère insolite de ses pensées. 
Ce texte de jeunesse ne se contente pas de proposer le récit d’une décadence personnelle, il est également le lieu d’une satire mordante de la société qui se fait juge de tout, y compris, avec une curiosité et un plaisir malsains, des comportements privés.

 Â« (…) en additionnant les arguments et les contre-arguments qui le mettaient en garde contre cette liaison, il aurait pu se prendre pour un prince égyptien pour lequel contracter toute union avec une femme qui n’était pas de sang princier eut été sans aucun doute jugé déshonorant. »

Pour autant, la confrontation avec les autres hommes ne sert qu’à mieux distinguer Askenazi. Le véritable face-à-face est avec lui-même, seul sur une île, devant son propre reflet dans la mer, ses interrogations ricochant sur la surface. Le cÅ“ur du roman est là, dans ce dernier chapitre, où de l’interrogation métaphysique de son personnage, l’auteur fait naître une réflexion sur le langage. Askenazi est professeur à l’Institut des Langues Orientales et pourtant, la raison, les mots lui manquent tout au long du récit. Son crime lui-même est indicible, il n’est jamais énoncé, et c’est au lecteur de le lire entre les lignes. Cruel, Sándor Márai ne laisse à son personnage aucune issue ; une société moralisatrice, un langage vide de sens, un Dieu abandonnant les hommes à eux-mêmes, autant de chemins interrompus qui laissent le personnage errant aussi nu à l’intérieur qu’à l’extérieur.


Marine Badetz

L’Etrangère, par Sándor Márai, Albin Michel, 240 pages, 18 euros.

 

 

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