Vendredi matin, 9 heures. Dans un Opéra Comique encore assoupi, nous rejoignons Agnès Terrier. Avant d’entamer une journée bien remplie, la dramaturge nous reçoit dans son bureau – une ancienne loge à présent remplie de livres – pour évoquer son parcours et son métier. Rencontre avec une intellectuelle qui n’hésite pas à descendre dans la fosse (d’orchestre).
MCEI : Vous êtes la dramaturge de l’Opéra Comique de Paris. Pouvez-vous définir ce terme ?
A. T. : C’est un mot utilisé dans les pays d’Europe du Nord et de l’Est, désignant la personne qui s’occupe de la médiation culturelle et intellectuelle autour de la programmation, dans les institutions lyriques et les théâtres de répertoire parlé. Le dramaturge sert d’interface entre la programmation artistique et le public. Pour cela, il développe les outils culturels qui permettent au public de mieux s’approprier les ouvrages qui sont représentés, au moyen de rédaction de programmes de salle, conférences, rencontres avec les artistes, concerts commentés, organisation d’événements dans le théâtre, comme des expositions ou des colloques. J’ai adopté ce terme dans ma carrière il y a quelques années déjà, parce que j’estime que c’est mon travail avant tout : permettre au public de ne pas être consommateur du spectacle, mais d’être introduit dans les activités d’une institution, de mieux comprendre pourquoi on programme, de mieux entendre le spectacle lorsque l’on est assis dans la salle.
Le terme a un sens très différent en France : il désigne quelqu’un qui travaille en collaboration avec un metteur en scène, qui lui fournit de la matière intellectuelle, qui lui permet de développer son interprétation. Cela n’a jamais été l’objet de mon travail, mais il m’arrive maintenant de le faire. Je peux travailler avec des metteurs en scène et des chefs d’orchestre qui sont programmés à l’Opéra Comique, parce qu’ils se rendent compte que j’ai les ressources historiques, la documentation, et qu’ils peuvent compter sur moi.
MCEI : Existe-t-il, d’autres dramaturges, au sens où vous l’entendez, en France?
A. T. : Nous sommes de plus en plus nombreux, mais ce n’est encore que le début de l’apparition de la fonction de dramaturge dans les théâtres. Avoir des alter ego dans d’autres institutions est très agréable ! Les directeurs veulent de plus en plus s’appuyer sur quelqu’un de solide historiquement, qui puisse passer des heures en bibliothèque pour rechercher les différentes versions d’une œuvre, ou étudier les conditions exactes de création d’un ouvrage ; mais qui soit également capable de faire parler un metteur en scène ou un chef d’orchestre, et de retranscrire cela sous forme d’entretien, afin de livrer au public l’esprit de l’interprétation musicale.
MCEI : Quel est votre rôle au sein de cette institution qu’est l’Opéra Comique ?
A. T. : Mon rôle est double. En tant que dramaturge, je suis responsable de la rédaction, et notamment des programmes. J’ai d’ailleurs souhaité développer de beaux programmes de salle qui soient ambitieux. J’ai également la responsabilité de l’organisation et de l’animation des colloques qui sont de plus en plus nombreux. J’ai programmé d’autres manifestations que j’estimais importantes pour faire mieux connaître l’Opéra Comique et sa programmation, à savoir des expositions, des rencontres avec les artistes, des conférences systématiques avant les spectacles, pour permettre à tout un chacun d’être informé quand il entre dans la salle. J’anime aussi des concerts commentés, beaucoup à destination du jeune public, et des opérations ponctuelles, quand il faut parler du théâtre, de tel programme à la radio, ou faire un making-of pour un DVD.
J’ai une deuxième fonction qui est celle de conseiller artistique. C’est d’ailleurs en tant que tel que j’ai commencé à travailler avec Jérôme Deschamps et Olivier Mantei avant qu’ils ne deviennent respectivement directeur et directeur adjoint de l’Opéra Comique en septembre 2007. C’est devenu mon second rôle au sein de la direction artistique. Je fais des recherches et j’interviens dans la programmation en faisant des propositions autour de certains ouvrages, pour les manifestations secondaires des festivals qui structurent notre saison. Ainsi, j’observe l’équilibre de nos programmations annuelles, je vérifie que les choses se complètent. Je développe également des projets. Par exemple, en ce moment je travaille beaucoup sur les archives de l’Opéra Comique et sur l’organisation du tricentenaire en 2014-2015. J’essaie de lancer des chantiers qui permettront à l’institution de se développer.
MCEI : Vous êtes aussi responsable pédagogique. Pouvez-vous nous parler de cette fonction ?
A. T. : Ce n’est pas vraiment une fonction car nous n’avons pas de service pédagogique. Nous sommes donc plusieurs à nous occuper ensemble de la pédagogie. En tant que seule enseignante d’expérience dans notre équipe, je m’occupe surtout du fond et des interventions. J’ai toujours eu à cœur de faire de la pédagogie à tous niveaux, et surtout auprès des adultes, parce que je compte sur eux pour transmettre aux jeunes.
L’accueil et l’organisation d’une vraie saison jeune public pose problème. L’Opéra Comique ne possède pas un théâtre assez grand pour accueillir des groupes scolaires, même s’il nous arrive de recevoir des jeunes, y compris pour les grands spectacles. Mais dans la mesure où nous souhaitions tout de même élargir notre public, je conseille régulièrement mes collègues sur la programmation des manifestations jeune public, et j’en propose moi-même, afin de faire en sorte que nous n’ayons pas de lacune de ce côté-là.
Par ailleurs, quand il s’est agi pour nous de développer des outils pédagogiques à destination des enseignants, je suis intervenue pour préparer des dossiers pédagogiques. Je reçois également systématiquement en début d’année les enseignants qui se sont inscrits et qui vont amener leurs classes. En trois après-midi de formation, je leur parle d’art lyrique, je leur fais visiter le théâtre et rencontrer mes collègues. Nous approfondissons ensemble chaque programme afin qu’ils puissent développer leurs propres outils pédagogiques. Ensuite, nous leur proposons de venir une première fois avant le spectacle, avec leur classe, pour visiter le théâtre et rencontrer un artiste qui dévoile les arcanes de son spectacle ; je sers alors de médiatrice.
MCEI : Depuis 2005, l’Opéra Comique est redevenu théâtre national, ce qui suppose un nouveau rapport aux œuvres et au public. En quoi votre travail participe-t-il à ce renouveau ?
A. T. : Je pense qu’il y participe beaucoup ! Quand Jérôme Deschamps a été nommé, il m’a très rapidement contactée. Il me connaissait comme historienne de l’opéra français, et il estimait nécessaire que quelqu’un qui ait une formation d’historienne, de musicologue, littéraire, intègre l’équipe. Je trouve cette préoccupation formidable car je ne suis pas sûre que tous les directeurs d’institution ressentent le besoin de travailler avec quelqu’un qui représente le monde universitaire. Jérôme Descamps et Olivier Mantei comptaient sur moi pour les aider à mieux connaître l’histoire de l’institution et du répertoire, et à tisser des liens avec le monde de la recherche. Je suis un peu l’historienne-maison. Je pense que je les aide à toujours prendre en compte le contexte d’une institution qui sera bientôt tricentenaire et qui a une longue tradition de création, mais aussi d’interprétation.
A l’Opéra Comique, nous cherchons à faire renaître l’art lyrique français, non pas de façon commerciale, mais informée et intelligente. Mes collègues me demandent parfois : « Qu’en pense l’Académie ? ». Et même s’il m’arrive de m’entendre dire « Agnès, on ne peut pas faire que de l’histoire, il y a des choses modernes qu’il faut mettre en avant », je trouve très agréable de travailler au sein de cette équipe. Chacun s’y sent investi d’une mission qui est liée à une institution très ancienne.
MCEI : Est-ce que vous pouvez nous parler de votre parcours et de votre intérêt pour l’opéra ?
A. T. : Je ne suis pas du tout née dans un milieu musical, mon intérêt pour l’opéra est apparu assez tardivement, en préparant l’agrégation. Je n’avais aucune formation musicale, juste une bonne oreille. J’ai commencé par enseigner en collège, ce qui m’a permis de développer des qualités de contacts. En même temps, j’avais entrepris des recherches en grammaire, mais comme j’écoutais beaucoup d’opéra depuis quelque temps, j’ai poursuivi avec une thèse en littérature comparée sur l’opéra français. D’une part, ne m’imaginant pas travailler sur l’opéra en étant seulement littéraire, je me suis inscrite au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP), dans toutes les matières musicologiques. D’autre part, comme je ne concevais pas de travailler sur l’opéra sans être immergée dans un théâtre, vers l’âge de vingt-six ans, j’ai contacté plusieurs artistes, en particulier Marc Minkowski – à qui je dois beaucoup. J’ai alors réalisé de nombreux stages en éclairage scénique ou en assistanat à la mise en scène, ce qui m’a permis d’intégrer le milieu. Puis, j’ai été invitée à entrer au service culturel de l’Opéra de Paris, dirigé à l’époque par Martine Kahane – à la fois une femme extraordinaire et une très grande dame de l’Opéra ! C’est elle qui m’a aidée à m’épanouir à l’Opéra : elle m’a confié de nombreuses missions telles que l’animation de tables rondes, la présentation de spectacles, le montage d’expositions ou l’écriture de livres. Finalement, j’ai écrit L’Orchestre de l’Opéra de Paris, un ouvrage qui retrace toute l’histoire de l’orchestre le plus ancien au monde. Je m’étais également inscrite en recherche d’Histoire de la musique au CNSMDP, et j’ai fini tous ces travaux en 2002-2003. Ensuite, quand le service culturel de l’Opéra de Paris a été fermé, je suis partie au Festival d’Aix-en-Provence. Stéphane Lissner – le directeur de l’époque – cherchait quelqu’un pour écrire, et m’a laissé carte blanche. J’y suis restée cinq saisons, jusqu’à la fin de la Tétralogie, en 2009. Dès 2006, j’ai été appelée à l’Opéra Comique, en tant que chargée de mission. J’y ai travaillé à plein temps dès 2007, malgré le Festival, mais mon poste n’a été créé que le 1er janvier 2009.
MCEI : Nous avons vu que vous enseigniez aussi au CNSMDP en tant que conseillère linguistique pour le répertoire vocal français. Pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste ?
A. T. : C’est passionnant, cela date de l’époque où j’étais grammairienne ! Même après avoir changé de thèse, j’ai continué à travailler dans un esprit très littéraire, et je me suis demandé comment on chante le français. J’ai alors été contactée par des amis, tels que Marc Minkowski, qui m’ont demandé de faire travailler des chanteurs sur la diction. J’ai tout de suite accepté car j’adore l’opéra français, mais quand je l’écoute, je trouve souvent que s’il est bien chanté, il n’est pas bien dit. J’ai donc travaillé avec des chanteurs et des chefs de chant afin d’aider les chanteurs à mieux servir le texte – parce que lorsque l’on sert mieux le texte, on sert mieux la musique ! Puis, je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas de cours dans ce domaine au CNSMDP. J’ai proposé à Jean-Marc Demeuré, le directeur du département des disciplines vocales, d’en faire un, et cela fait huit ans que j’y enseigne. Depuis quelque temps, rendue sensible à la déclamation par mon travail à l’Opéra Comique, j’ai décidé d’orienter cet enseignement vers la voix parlée et projetée. J’espère que ce que j’essaie de développer aujourd’hui au Conservatoire servira demain à l’Opéra Comique. Par ailleurs, je ne fais que très peu de conseil vocal à l’Opéra Comique, par manque de temps, même s’il m’arrive de le faire pour des amis ; Isabelle Druet m’a par exemple récemment demandé de la conseiller pour l’enregistrement d’un récital d’airs. Quand je peux le faire, je le fais volontiers, car c’est extrêmement enrichissant pour moi. Je pense même qu’un jour j’écrirai un livre pratique pour les chanteurs...
Propos recueillis par Aurélie Laurière et Marine Badetz.
Photographie de Sabine Chaouche.