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Hamlet, ou le duel infini de Daniel Mesguich
Hamlet est une des pièces emblématiques de William Shakespeare : ni sur l'amour, ni sur le pouvoir, elle met en scène l'individu humain dans toutes ses acceptions, dans toutes ses contradictions, riche et vulnérable. C'est la pièce que Daniel Mesguich voudrait monter "tous les dix ans". Il la met en scène cette année pour la quatrième fois, dans sa propre adaptation-traduction.
Pendant que le nouveau roi de Danemark fête ses noces avec la veuve de son prédécesseur et frère, les soldats guettent sur le rempart embrumé le spectre dudit roi défunt. Le jeune prince Hamlet, à l'écart de tout, joue au ballon. Les scènes s'entrecroisent, on voit les soldats sur le proscenium, puis le rideau s'ouvre sur la noce, puis se referme sur les soldats.
Daniel Mesguich fait d'Hamlet une pénétration dans l'esprit humain. Le souvenir, l'hallucination, la folie... Ophélie et Hamlet se dédoublent, à l'image de leur démence, jouée ou réelle. Hamlet est lui-même acteur qui joue sa propre folie, et metteur en scène qui fait jouer à la troupe la tragédie de sa propre famille. Autant de niveaux au théâtre, autant de compartiments dans l'esprit humain, autant de mondes (celui des vivants, celui des morts, celui des fous). Symbolique est le personnage de Polonius (Zbigniew Horoks) qui, abandonné mort au milieu de la scène, se relève, avance sur le proscenium alors que le rideau se referme, ôte sa perruque, puis traverse le public. Les spectateurs se découvrent revenants dans le monde d'en-bas, alors que la vie continue de l'autre côté du rideau.
Daniel Mesguich utilise admirablement l'espace scénique, jouant sur tous ses niveaux, n'hésitant pas à faire tomber au milieu du plateau un rideau frangé qui laisse apercevoir les scènes racontées (la mort d'Ophélie) ou jouées (le spectacle monté par Hamlet).
Le rôle principal, jadis tenu par le père, est aujourd'hui repris par le fils. Hamlet l'ancien et Hamlet le jeune, comme dans la pièce. William Mesguich possède la beauté cadavérique du vampire et rappelle le personnage de Lestat de Lioncourt, blond et pâle, irrespectueux des conventions de son monde comme Hamlet l'est vis-à-vis du sien. William Mesguich donne vie à toutes les facettes de son personnages - et l'on découvre à quel point elles sont nombreuses - tour à tour insolent, cruel, désespéré, se roulant par terre comme pris d'une crise d'épilepsie, montant sur les meubles, ou jouant au ballon. Bafouillant, hurlant, pleurant, plaisantant, jouant avec les mots, Hamlet est plus prince du langage que prince du Danemark, et l'insaisissable William Mesguich, s'appuyant que l'audacieuse et brillante traduction de son père, l'incarne de façon troublante.
Les costumes sont asymétriques, rappelant que tout homme a au moins deux faces différentes. Polonius est vêtu à la mode de Versailles et fardé comme une cocotte. Les décors sont simples et élégants, chaises, table, lit, baignoire, éléments de vie courante comme de théâtre.
Les lumières créent d'astucieux chemins sur le plateau. Sur le mur du fond, elles montrent l'écoulement du jour et de la nuit, et la superbe scène du monologue se déroule sous les étoiles. La fumée vient dévorer la scène, symbolisant à la fois les brumes marines et l'apparition du spectre.
Plus encore que les autres oeuvres de Shakespeare, Hamlet est une pièce sur le théâtre, et, partant, sur l'individu et les méandres de son esprit. Plus que jamais, "le théâtre tend à être le miroir de la nature" (III,2). Daniel Mesguich s'est pris au piège de cette séduisante gageure, et se trouve condamné à la remonter encore et encore, "pour se mesurer. Non pas à [Hamlet], mais à nous-même", charmant à son tour des publics entiers pour leur plaisir et leur tourment, leur transmettant la malédiction d'Hamlet.
"On n'en a jamais fini avec Hamlet, c'est un fleuve gros de l'infinité des sens et aujourd'hui je le remonte."
Hamlet, mis en scène par Daniel Mesguich. Les 24 et 25 novembre au Théâtre Alexandre Dumas (Saint-Germain-en-Laye), le 29 novembre au Théâtre de Neuilly, les 2 et 3 décembre au Pôle culturel d'Alfortville.
Mathilde LOUARN