À ma gauche se tient celle qui est venue pour rire, à ma droite s'assied un amateur de littérature. À nous trois s'adresse Fabrice Luchini, cet après-midi-là, comme Philippe Muray écrivait jadis aux « déambulants approbatifs ».


Le conteur amoureux de la langue française a déjà procédé à des lectures de Celine, de Roland Barthes et de Chrétien de Troyes, et toujours avec succès. Si bien qu'au Théâtre Antoine, assis sur sa modeste chaise, Fabrice Luchini est acclamé dès lors qu'il saisit ses lunettes et ouvre son premier livre. Nul n'est censé connaître l'œuvre de Muray pour comprendre les quelques textes choisis et lus par Luchini. Car ce dernier est un de ces hommes de théâtre qui parvient à rendre jouissif tout événement, tout texte ou toute dynamique qui le passionne. Je vous l'assure, ce dimanche 2 décembre 2012, un manuel de construction d'une étagère Ikea aurait pu être exaltant s'il avait été lu par le comédien.

Alors il ne s'agit ni d'un pari ambitieux, ni d'un risque fou pour le Théâtre Antoine. Que le sociologue pamphlétaire n'ait pas eu la même notoriété que Roland Barthes ou la même résonance que Jean Paul Sartre ne semble qu'anecdotique quand Luchini s'empare de sa verve. Ou disons-le plus vulgairement : l'orateur donne vie aux textes oubliés du sociologue français. Et pourtant, connaissons-nous regard contemporain plus cynique et plus lucide que celui de Philippe Muray ? Son pamphlet polémique sur les emplois jeunes de Martine Aubry, son portrait acerbe de la société moderne et sa vision fataliste du nouvel existentialisme auraient déjà dû titiller l'opinion de masse tant ils sont sujets à débat.

Sentant son public gavé de longues phrases « haut de gamme », Luchini l'admet lors de son spectacle : les textes de Muray ne sont pas aussi accessibles que ceux de Paulo Coelho, l'auteur chéri de ceux qui souhaitent « réinventer la vie ». Alors, pour mieux nous atteindre, pour mieux nous garder et pour mieux l'aimer, Luchini fait des pauses et des blagues. Il fusionne même avec son public en avouant sa récente méconnaissance de l'œuvre de celui qu'il honore. Qu'à cela ne tienne, il n'est jamais trop tard pour s'éprendre d'un auteur et de son langage, même si cela arrive six ans après sa mort. Mais est-ce ici le but de notre lecteur ? Veut-il sortir son public de son errance divertissante et lui enseigner ce qu'il a trop longtemps ignoré ? Ou bien souhaite-t-il, l'espace de deux heures, incarner le cynisme de Muray ? La poitrine bombée et les lunettes ôtées, Fabrice Luchini quitte la scène en prononçant quelques mots étouffés par les applaudissements. On y discerne son leitmotiv préféré et l'on s'interroge : avons-nous, cet après-midi, été ses « déambulants approbatifs » ?  


 
Fabrice Luchini lit Philippe Muray au Théâtre Antoine, 14 rue de Strasbourg, 75010 Paris. Du 14/10/12 au 09/12/12.

Christelle F.

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