Un voyage en "Bohémianisme" qui prend de drôle de routes
ven, 12/14/2012 - 18:02 | Ajouter un commentaire
Pour ne pas être mauvaise langue, il faut bien reconnaître un lien -nous n’irons pas jusqu’à dire évident- entre les bohémiens, emblèmes de « l’art de la liberté », et les artistes se réclamant de la bohème prônant la « liberté de l’art », comme nous invite à le penser dès l’entrée le titre d’un panneau. Pourtant, Bohèmes, l’exposition du Grand Palais orchestrée par Sylvain Amic, laisse un étrange arrière-goût.
La figure du bohémien est sans conteste source de fascination et d’influence dans l’art, les « Beaux » comme les vivants. Cervantès et sa Gitanilla publiée en 1613 semble ouvrir la marche. Au départ appelés les Égyptiens, les gitans intriguent par le mystère de leurs origines, leurs costumes, leur langage ou leur mode de vie, et stimulent ainsi l’imagination des artistes. Diseuse de bonne aventure, vagabond, danseuse sensuelle et tentatrice… les bohémiens deviennent des personnages de légende. « C’est une exposition qui étudie comment petit à petit nous avons façonné une image du bohémien qui nous satisfaisait et qui est venue se substituer et occulter totalement la réalité » explique à juste titre le commissaire de l’exposition, Sylvain Amic. C’est au son lointain de chants psalmodiques tziganes que l’on parcourt près de quatre siècles de peinture : de la Renaissance avec de Vinci, de La Tour et sa Diseuse de bonne aventure au jeu de mains envoutant, en passant par Callot et Watteau, jusqu’au XIXe siècle avec notamment la série de Courbet, « Grand Chemin ». Fantasme et réalisme : à la sensualité illustrée par Courbet dans Rêveries tziganes fait face la mélancolie de la jeune fille peinte par Renoir dans En été. Quand le mythe rencontre la réalité... ou comment la figure du bohémien s’introduit dans le patrimoine culturel français mais aussi européen, comme en témoignent les remarquables tableaux des hongrois Sandor Bihari et Kăroly Ferenczy, ou l’envoutant Tzigane à l’écoute des prédictions d’une jeune diseuse de bonne aventure de l’espagnol Narcisse Virgile Diaz de la Peňa.
Puis, rupture. Ou continuité, c’est selon. Bienvenue dans « Une nouvelle Bohème », celle mélancolique, rêveuse et miséreuse des artistes maudits. Et c’est la Carmen de Bizet qui fait le lien : fond sonore, colonne mauresque criblée d’affiches de l’opéra, on cherche à prouver clairement que les bohémiens ont bel et bien influencé les arts… On n’en doutait pas. Quant à passer des gitans aux artistes faméliques…
On entre alors dans un Montmartre fait de carton-pâte, un effort de scénographie prometteur et finalement décevant à mesure que l’on parcourt les différents repères des poètes incompris. Tout d’abord la chambre qui donne à voir sur un papier peint lacéré portraits et autoportraits de Litz, Géricault ou Delacroix entre autre ; puis l’atelier et ses chevalets ; la mansarde et son poêle évoquant maladroitement un intérieur sommaire qui a sûrement vu naître Chatterton ; enfin, l’antre par excellence de la bohème : le café, où chaises et zinc nous aident à comprendre que nous sommes bien dans un café… Les toiles de Degas, Toulouse-Lautrec ou Raffaelli, ainsi que les photos du Chat Noir et du Lapin Agile permettent de s’évader de ce semblant de bistrot lugubre. C’est curieusement lorsqu’on lui lâche la main que le spectateur tisse des liens avec la « première partie » : le regard triste de la femme de l’Absinthe rappelle la mélancolie rencontrée dans les yeux de la jeune fille peinte par Renoir. La liberté chère payée servirait de fil d’Ariane. Les « semelles au vent » symbolisant l’élaboration du mythe moderne de l’artiste, Verlaine et Rimbaud en tête, en savent quelque chose : génies solitaires marginaux dont les caricatures de Daumier et les « Scènes de la vie de Bohème » d’Henri Murger croquent la misère dans les journaux.
Les passerelles peinent à être établies entre ces deux mythes, les bohémiens et la Bohème, qui auraient mérité chacun une rétrospective tant le sujet est riche et superficiellement traité. Une fois l’antre de l’artiste pénétrée, on oublie rapidement le chemin parcouru au début de l’exposition. Les lithographies d’Otto Mueller qui ferment la marche semblent rattraper ce défaut, hélas trop tard. Elles présentent pourtant à juste titre le XXe siècle et ses drames à venir : du triomphe de l’exotisme dans l’art au début du siècle à la saisie de ces mêmes lithographies, inspirées des rencontres de Mueller avec les tziganes des Balkans, pour l’exposition des Arts Dégénérés de 1937.
Marion D.
Bohèmes, du 26 septembre 2012 au 14 janvier 2013 au Grand Palais, Place Clémenceau, 75008 Paris, www.grandpalais.fr/grandformat/exposition/bohemes/