Une plume dans la main, un filet à papillon dans l'autre, Vladimir Nabokov fait partie du quotidien de nos futurs enseignants. Au programme de l'agrégation de Lettres, il côtoie Nathalie Sarraute et Walter Benjamin dans l'étude d'un thème bien vaste, « Poétiques du récit d'enfance ». Autres rivages, ou Speak, Memory dans sa version originale, retrace l'enfance russe de l'écrivain puis son exil à travers l'Europe, entre Berlin et Paris, jusqu'à son départ en Amérique en 1940. Reflet du parcours de son créateur, cette autobiographie voit le jour dans une nouvelle en français (Mademoiselle O), s'épanouit en anglais, pour enfin renaître en russe. L'histoire d'une enfance, d'une vie et d'une œuvre où les langues se mêlent, se croisent, et définissent son auteur.

    Attaché à ses toutes premières impressions, « véritable Eden de sensations visuelles et tactiles », Nabokov raconte son enfance sous l'impulsion de Mnémosyne. Cette dernière lui permet de voyager dans le temps, d'en revenir, de superposer les différentes expériences, pour, d'un œil rétrospectif, dessiner une logique existentielle, prouver que « les principaux ingrédients de sa maturité créatrice » sont déjà là, dès les premières années de sa vie. La mise à l'écrit des souvenirs ne suit pas un ordre chronologique mais s'appuie sur des thèmes qui reviennent constamment dans la vie de Nabokov : les papillons, chassés, étudiés, adorés ; les couleurs de l'arc-en-ciel, dans les vitraux de la maison d'enfance, dans les lettres de l'alphabet, dans les crayons de coloriage ; les reflets à travers les miroirs ou les éclats de la Lune ; mais aussi, plus douloureux, le thème de l'exil. Portrait d'un enfant sensible qui, en grandissant, découvre la poésie dans le glissement d'une goutte d'eau sur la rainure d'une feuille. Être poète, dit-il, c'est sentir ce qui se passe en un point donné du temps. Fissurer le temps :

"Je revois la vapeur du chocolat et les assiettes de tartes aux myrtilles. Je remarque le petit hélicoptère d'une samare qui doucement descend en tournant sur la nappe, et, posé en travers de la table, le bras nu d'une adolescente indolemment étendu de tout son long, sa face interne aux veines turquoises tourné vers les paillettes du soleil, la paume de la main ouverte dans la paresseuse attente de quelque chose – peut-être du casse-noisettes."

   Cette œuvre est une ode à la Russie perdue. Magnifié par le souvenir, le pays natal est opposé aux villes d'Europe de l'ouest, à la grise Cambridge, aux petits parcs de Berlin et de Paris. Colorée, vivante, la Russie devient presque mythique. C'est une terre qui porte les traces des auteurs russes avant lui, habrite une nature secrète et réconfortante ; un réceptacle des souvenirs rêvés. Elle hante l'étudiant exilé en Angleterre, qui se raccroche à sa langue, seul bien qui lui reste de son pays. Nabokov abandonne pourtant le russe quelques années plus tard pour écrire ses romans en anglais, laissant le soin à d'autres professionnels de les traduire dans sa langue natale. À l'exception de cette oeuvre. La traduction opérée est un véritable travail de "réincarnation". Tour à tour opposées, juxtaposées, puis mêlées, le russe et l'anglais sont au coeur de la vie de l'auteur, de l'histoire de son oeuvre. Deux langues, deux cultures, que Nabokov apprend dès sa tendre enfance – il avoue écrire ses premiers mots en anglais – et auxquelles vient se greffer le français, fréquentes expressions, en italique, dans le texte. L'été prochain un colloque international se penche d'ailleurs sur la relation de Vladimir Nabokov avec notre pays.

    Russe, allemand, anglais, français, l'écrivain polyglotte est avant tout poète : « je ne pense en aucune langue, je pense en image ».

                                                                                                  C. L. 

Vladimir Nabokov, Autres rivages, Gallimard, Paris, 1991, 428 p.

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