Autour de "Bureau de Tabac"

lun, 12/05/2011 - 17:17

Dans un long monologue peuplé de voix intérieures, le poète s’interroge sur son existence, sur l’essence de la poésie, sur l’écriture et ses possibilités. Entouré de trois figures féminines, il chemine sur la scène comme le feraient des pensées. Sous nos yeux se matérialise le questionnement d’Alvaro de Campos, alias Fernando Pessoa, du « Qui suis-je ? ». « Bureau de tabac » est le poème de la conscience recouvrée qui s’interroge sur le lieu de la réalité. La quête du poète est universelle, et c’est pourquoi son chant nous touche tant. La compagnie « Salut, Estève » a su recréer avec talent le rapport intime du lecteur au poème en l’adaptant à l’art de la scène. Elle reste fidèle au poème de Pessoa et à ses interrogations, répondant aux premiers vers :

 « Je ne suis rien.
Ne serai jamais rien.
Ne puis vouloir qu'être rien.
A part ça, je possède en moi tous les songes du monde. »

 

Fernando Pessoa, l’intrigant personnage

 

Poète et critique portugais du début du XX e siècle, Fernando Pessoa a grandi en Afrique du Sud. Il parle quotidiennement anglais et restera fidèle à cette seconde langue après être revenu au Portugal. Son retour à Lisbonne marque la redécouverte de tout un patrimoine culturel et intellectuel. Il retrouve avec bonheur sa langue maternelle : « Ma patrie est la langue portugaise », dira-t-il.

« Pessoa », n’est qu’une des nombreuses identités d’écrivain prises par le poète : grand maître de l’hétéronyme, il s’invente des disciples, des « moi – autre », personnages fictifs à la biographie complète qui signent ses œuvres (Teresa Rita Lopes a recensé plus de 70 hétéronymes dans son œuvre). Parmi les plus célèbres, quatre poètes dont les noms resteront liés au sien à jamais, quatre individualités avec leurs propres visions du monde et aspirations : Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares.

Etablir une biographie de Pessoa en s’intéressant au personnage public serait trahir sa pensée car, sous ses différentes identités, il ne reconnaît de réalité que dans son œuvre. Reconstituer une unité, là encore, n’est pas aisé. Pessoa est, en effet, un auteur de la multiplicité et de la complexité ; son travail peut être associé à un véritable labyrinthe. Personnage insaisissable, qui ne sera véritablement reconnu qu’après sa mort, il participe activement à l’essor du modernisme. Les thématiques de son œuvre sont innombrables, mais deux constantes la traversent : la crainte de l’aliénation et la quête de soi.

Pénétré de grands auteurs comme Charles Dickens, grand admirateur d’Edgar Poe et des romantiques de la première génération, Pessoa en laisse percevoir la trace dans son écriture. Il joue avec le symbolisme français et le futurisme de Marinetti. Son goût prononcé pour l’occultisme se retrouve dans la structure même de Message, seule œuvre publiée de son vivant. Il participe également à la création de plusieurs revues éphémères dont Orpheu, la scandaleuse.

« Nombreux sont ceux qui vivent en nous;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent. »

 « Bureau de tabac » - titre original « Tabacaria » - est un poème écrit en 1928, signé Álvaro de Campos, le provocateur au ton direct.

 

La compagnie « Salut, Estève ! » a la parole 

 

Adaptation théâtrale et mise en scène : Victor Thimonier

Comédiens : Charlotte Atkinson, Cyril Brossard, Léa Carton de Grammont, Anaëlle Houdart

Musicien/interprète : Thomas Loupias

Régie son : Victor Thimonier

Léa, Cyril et Victor créent la compagnie en janvier 2010. Ses membres, s’intéressant tout particulièrement à la poésie de Pessoa, se sont rassemblés autour de l’idée d’une mise en scène qui puisse restituer la théâtralité du poème « Bureau de Tabac ». Ils sont issus de la même formation en classe préparatoire littéraire, mais leurs parcours artistiques sont très divergents. Le spectacle Bureau de Tabac a été représenté pour la première fois au Golden Coast festival de Montbard le 10 juillet. Aujourd’hui, la compagnie « Salut, Estève ! » travaille sur un nouveau projet, une mise de en scène de Vladimir Maïakovski.

Pourquoi se réunir autour de Fernando Pessoa ?

Victor : « Bureau de Tabac » est très théâtral, ce texte m’a tout de suite plu. Lors de la première du spectacle, des gens sont venus nous voir pour nous dire que c’était leur poème préféré. Par exemple, une de nos amies m’avait dit avant que nous jouions que « Bureau de Tabac » était son poème favori, donc j’ai été assez inquiet à l’idée qu’elle voit le spectacle. C’est difficile de voir représenter un poème que l’on s’est tant approprié. En définitive, elle était très enthousiasmée par notre pièce, elle a assisté à une autre lecture de son poème, ce qui a renforcé son intérêt pour celui-ci.

Thomas : Les gens, après avoir vu la pièce, sont retournés au texte. C’est systématique. Ils essaient de voir ce que notre mise en scène a mis en avant.

Léa : En plus, je pense que c’est un texte qui, mis en scène par la compagnie Salut Estève !, peut être bien compris, parce que les problématiques posées (celle de la création par exemple) sont vraiment celles auxquelles nous nous sommes confrontés, auxquelles Victor s’est confronté, avec la volonté de mettre en scène la création. Du coup, je pense que nous nous sentons très proches du texte.

Questions d’interprétation

Victor : Nous avons choisi d’aller vers quelque chose d’épuré, l’idée était juste de porter un texte. Il n’y a pas de jeu de construction de dialogues ou de relations, à part pour cette relation un-trois un-quatre avec la musique. Porter ce texte était la condition primordiale. Mais il fallait aussi faire quelque chose qui ait sa place au théâtre, et donc ne pas faire qu’une simple lecture du texte. Nous avons utilisé des ressorts corporels, mais il y en a peu. Il y a quelques mouvements chorégraphiés avec précision. Et il y a cette musique qui intervient à des moments très lyriques, très puissants, de la parole du poète.

La musique était essentielle à cette adaptation, car c’est une dimension primordiale de la poésie. Il fallait qu’elle soit restituée autrement sur la scène que dans le jeu de la parole. La construction complète du spectacle est comme une partition, elle est très précise.

Les femmes qui gravitent autour du poète…

Victor : Qui sont ces femmes ? C’est drôle parce qu’au début ce n’étaient pas trois filles ; un garçon devait être présent pour contrebalancer cette présence féminine. C’est vrai que maintenant, avec trois filles, on a toujours cette image de Muses. C’est sans doute ça, mais elles sont aussi juges et critiques. En réalité, elles arrivent à former un chœur car elles sont des doubles du poète. L’espace scénique de la chambre est aussi l’espace de la tête du poète.

Un choix est aussi fait dans les costumes. Grâce à eux, chaque femme incarne une figure particulière. Léa, en salopette, avec le livre de Pessoa à la main, serait pour moi la figure de la poésie et du travail de création poétique. Charlotte, avec sa robe blanche et son chapeau de paille, est plus du côté de l’onirisme, du rêve et de la sensualité. C’est pour cela qu’elle est toujours au-dessus de Cyril, mais qu’elle est aussi la seule qui va le prendre dans ses bras. Quant à Anaëlle, elle incarne plutôt le rapport juge et critique dans le spectacle. Par exemple, nous avions considéré le moment où elle tient le livre et lit le texte comme un travail sur la figure du héraut qui vient parler à la place du poète avec son livre.

Les chœurs sont des moments où Cyril, le poète, est confronté à une conscience totalisante qui va lui répondre et lui dire quelque chose soit pour le faire avancer, soit pour autre chose.

Cyril : Nous avons aussi choisi les moments qui seraient du chœur par rapport à la façon dont le texte a été écrit. Le texte est, dans sa plus grande partie, écrit à la première personne, et il s’apparente au monologue. C’est d’ailleurs pour ça qu’il peut être adapté au théâtre de cette façon. Mais il y a des passages plus lyriques, des passages questions-réponses. Nous avons donc joué avec ça, et avons déterminé assez naturellement les passages qui seraient du chœur.

Décor  

Léa : Nous répétions dans une salle de théâtre de lycée où il y avait des praticables. Nous nous en sommes servis pour essayer différentes choses, et au bout d’un moment nous nous sommes rendu compte que ces objets étaient géniaux.

Victor : En plus, nous écrivons dessus : ils prennent une valeur d’ardoise. Il fallait qu’il y ait de l’écriture sur la scène, puisque la démarche du poète est de savoir comment il va écrire. Les ardoises montrent qu’il y arrive. Les praticables ont aussi un autre avantage : ils peuplent la chambre du poète comme des tabourets, des chaises, et le poète les déplace, en joue comme il pourrait le faire avec ce qui est dans son esprit, dans sa tête. Dans la note d’intention de mise en scène, je parle de « connexions neuronales ». Le poète emboîte les choses, et ces « boîtes » symbolisent une certaine malléabilité de pensées. En même temps, elles sont totalement épurées, noires, simples. 

Cyril : Et puis, ça reste des praticables, donc ça montre que nous sommes au théâtre. Nous ne sommes pas en train de créer une fiction.

Les acteurs et leur jeu

Cyril : On peut dire que j’incarne le poète car je prends en charge le jeu, qui est dans le texte, mais je suis en même temps dans quelque chose d’assez formel et de distancié. Ça reste quand même de la récitation. C’est un rôle hybride, entre le jeu, l’incarnation et la récitation. Je traite la parole comme celle d’un personnage que j’incarne, mais en même temps je le fais d’une manière assez formelle, comme une parole poétique, musicale, avec un rythme particulier.

C’est comme si je n’accomplissais pas le dernier pas du travail d’acteur qui est de vraiment s’approprier le texte. Je reste dans une étape de travail intermédiaire, où j’ai toujours conscience que ce texte n’est pas le mien, que ce ne sont pas mes mots.

Charlotte : Je crois que nous sommes tous dans le même cas. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous approprier complètement le texte. Il faut toujours rester dans cet entre-deux, entre la fiction et le simple fait de porter un texte.

Anaëlle : Il y a eu une appropriation, mais distanciée, basée sur le texte, sa mélodie et son rythme.

La pièce en quelques mots ?

Thomas : Vintage.

Cyril : Très rock !

Victor : Intellectuelle. Un spectacle formel.

Charlotte : L’union est importante, nous sommes à l’écoute les uns des autres sur scène. Il y a une sorte de conscience commune.

 

Bureau de Tabac, compagnie « Salut, Estève ! ». Le 8 décembre 2011, 18h. Espace Reverdy, Université Paris Ouest, Nanterre. Festival Nanterre sur Scène.

 

Soria Dworjack et Laure Le Cloarec