Béla Bartók (1881/1945), célèbre compositeur hongrois, découvre la musique populaire de son pays en 1904. Par la suite, jusqu’à son exil aux États-Unis en 1940, il parcourt l’Europe de l’Est pour étudier le folklore musical, jusqu’alors ignoré des artistes de musique savante. Conscient de la richesse des possibilités modales, rythmiques et harmoniques du folklore, il entreprend d’allier cette nouvelle source d’inspiration aux influences qu’il a reçues de sa formation classique et de sa grande admiration pour des compositeurs comme Franz Liszt ou Claude-Achille Debussy – Paris est alors la destination privilégiée de nombreux peintres et intellectuels hongrois (voir à ce sujet l’exposition « Allegro barbaro » au Musée d’Orsay).

 
Fervent patriote, antinationaliste et antifasciste, Béla Bartók est fortement attaché aux gens du peuple rural ; interpellé par leur culture, il redécouvre la sienne propre. Comme l’écrivit François Fejtő, « Il aimait les paysans dont il enregistrait les chants. Ils lui ont bien rendu l’amour qu’il avait pour eux. Il était tout à la joie de découvrir en leur compagnie un système communautaire déjà en voie de disparition ; ils lui ont fourni la matière première, la matière thématique qui inspirera toute son œuvre*. » Lors de la première guerre mondiale, le profond pacifisme qu’il observe chez les paysans renforce ses convictions humanistes — « la xénophobie n’est répandue que dans les classes supérieures », écrit-il. Le peuple est sa muse et son idéal : « Mon idée maîtresse véritable, celle qui me possède entièrement,  est celle de la fraternité entre les peuples. Voilà l’idée que, dans la mesure où mes forces me le permettent, j’essaye de servir par mes œuvres. »
 
Bartók se livre à un travail ethnographique en Hongrie, puis en Slovquie et en Roumanie. Ses recherches le mènent sur toutes les rives de la Méditerranée, où il étudie les musiques arabo-berbère, ukrainienne, serbe, bulgare, égyptienne et turque. En Bulgarie, un éventail de rythmes des plus variés retient son attention – les plus récurrents dans ce pays sont les mesures à 5, 7 et 9 temps. Celles-ci se composent de plusieurs unités de 2 ou 3 temps. Les groupes de 3 temps seraient un allongement des 2 temps, sur lequel porterait l’accent principal de la mélodie. Il classe ainsi, dans un long inventaire, plusieurs milliers de thèmes.
 
On perçoit l’influence de ces recherches dans ses plus grandes compositions. Dans les passages 149 et 150 de Mikrokosmos, peut-être son œuvre la plus célèbre, on retrouve ainsi le « ruchenitsa », une danse bulgare en 7 temps (voir la danse traditionnelle), et le « paidushko », en 4 ou 5 temps (cliquer sur le nombre souhaité). Le passage précédent, no148, est en 9 temps (4+2+3), tout comme le scherzo de l’« Alla bulgarese » dans le cinquième quartet pour cordes, autre œuvre célèbre de Bartók. Le compositeur enrichit ainsi le répertoire de la musique savante en puisant aux sources jusqu’alors négligées de la culture populaire.
 
Dans un texte de 1938**, Bartók fait état des rares grandes compositions qui, de son temps, mettent en œuvre des rythmes de ce genre. Il décrit avec humour les pénibles efforts des instrumentistes d’orchestre pour s’adapter à ces mesures inhabituelles – il propose ensuite d’enseigner aux enfants ces rythmes qu’il qualifie de « naturels », parce qu’ils sont nés de cultures traditionnelles, et non de réflexions érudites des musicologues. Signe de son honnêteté intellectuelle, Bartók admet l’incertitude à laquelle se heurte l’ethnographe concernant l’origine exacte des rythmes folkloriques. Certains rythmes se retrouvent dans certaines régions roumaines ; d’autres n’ont leur pareil qu’en Turquie. C’est proclamer le partage, les échanges et la diversité au-delà des frontières ; c’est proclamer la parenté entre les cultures et la fraternité de fait entre les peuples.
 
Louis Gohin
 
 
 
* Lire « Le message de Béla Bartók », par Fr. Fejtő, journaliste, spécialiste de l’Europe centrale, préface aux Éléments d’un autoportrait de Béla Bartók (L’Asiathèque, présentation de Jean Gergely)
 
** B. Bartók, « Le rythme dit “bulgare” », in op. cit., p. 145