Entre deux rives

lun, 11/26/2012 - 20:00

Et si nous renversions un moment le monde ? Si, l'espace d'un livre, nous rêvions la France avec les yeux d'une enfant d'Algérie, et que nous suivions cette fillette mauresque devenue " immortelle ", qui chemine entre deux horizons... Car sur notre rive de la Méditerranée, le Maghreb a des accents exotiques et intrigants, mais sur l'autre rive, la petite Assia Djebar porte, elle aussi, sur notre continent un regard fasciné.

Cette année encore, le nom d'Assia Djebar était évoqué pour le prix Nobel de Littérature... Native de Tipaza et fille d'instituteur, elle est toute jeune envoyée à l'école des " Autres ", petites filles occidentales dont elle apprend la langue. Devenue femme de lettres, c'est dans ce français qu'elle façonne ses écrits. Après cinquante années d'une carrière formidable, engagée comme auteur et comme femme, elle livre en 2007 une autobiographie de jeunesse unique. Avec une plume chatoyante, de bribes en silences, elle est emportée par ses souvenirs dans une " écriture aveugle ", entre pudeur et émotion. Au fil des pages, elle nous promène dans sa mémoire, incertaine, vivante, comme elle déambula étudiante, dans les ruelles algéroises. Et nous suivons ses pas... De la fillette qui rêve à l'adolescente qui découvre, puis à la femme qui se perd. Ce roman est une invitation : avec elles, s'abandonner aux mots, se laisser gagner par le vertige.

À travers son histoire, c'est l'Algérie qui se raconte. Enfant trop privilégiée pour ses camarades indigènes, trop différente pour les petites françaises, aînée d'une famille prise entre deux époques, elle oscille entre deux mondes, tantôt attirée, tantôt rattrapée. De ces premiers moments, où règne une tendresse parfois teintée de mélancolie, se détachent quelques figures, amies ou hostiles, qui accompagnent la jeune Fatima – " fille du prophète ", le nom qui la met au monde – dans son voyage initiatique. Le voile blanc de sa mère, la " princesse d'Orient " qui la mène au hammam, répond aux ongles rouges de Madame Blasi, l'élégante française qui lui découvre " Beau de l'air ". Et le père chéri : sa présence hiératique d'abord, puis son ombre sentencieuse. Se cacher... Les saveurs occidentales prennent alors un troublant goût d'intrigue. De-ci de-là, quelques déceptions la ramènent à ses premiers transports : les mots, les langues, par-delà les barrières qui se dressent, seront sa patrie. À jamais, la littérature devient un inépuisable écrin de fascination, de complicité, d'évasion.

Des mots, toujours... Premier émoi amoureux, lettres d'amour, après l'étranger enchanteur, elle retrouve l'arabe intime par la poésie. Dans la fièvre adolescente, c'est encore l'ailleurs qui charme la jeune fille. La culpabilité inquiète laisse place à l'audace de l'aventure. Sans voile, courtement vêtue, dans Alger, elle vagabonde. Elle bouillonne avec la ville, respire, vit, sent, s'émerveille soudain de son propre monde. Anonyme et libre, dérobée aux regards des siens par son français ; pour s'être émancipée un instant, elle devient étrangère à son décor. Seule, mais forte, dans sa marche effrénée. Plus tard, elle est accompagnée dans ses promenades nocturnes par Tarik, le fiancé secret. Sur la route, elle le suit, mais déjà, elle semble plus lointaine. En une seconde, dans l'adversité amoureuse, tout bascule. Drame inévitable. Derrière Tarik, c'est le père. Inconsciemment peut-être, le braver. Au milieu des mots, dans cette quête indicible d'absolu, transgresser. Se chercher, puis tout à coup, se perdre. Être engloutie. Puis, repartir sur le chemin... Ailleurs.

Tiphaine Mérot

 

Nulle part dans la maison de mon père, d'Assia Djebar ; éditions Fayard, 407 pages. Paru en octobre 2007.

 

Semaine des Orients
De l'Orient des
Mille et Une Nuits aux Orients modernes, l'Europe nourrit depuis longtemps le fantasme d'un ailleurs envoûtant, parfois inquiétant, toujours mystérieux. Cette semaine d'automne lui est consacrée.