La fabuleuse aventure d'une histoire sans fin
ven, 11/30/2012 - 20:00
Kan ya makan, il était une fois... un livre, appelé Les Mille et Une Nuits, Hâzan Afsânè, Alf Layla wa-Layla, 1001 Nacht ou encore The Book of a Thousand Nights and a Night. Un livre merveilleux, « ajîb » et « gharîb », étrange et surprenant, par les histoires qu’il renferme mais aussi par l’histoire qui est la sienne : nous connaissons tous la princesse Shéhérazade qui, pour échapper au sort que lui réservait son époux, le roi Shâhriyâr, se mit à raconter des histoires savamment enchâssées, créant un récit gigogne extensible à l’infini pour mieux entretenir la soif d’aventures de son royal auditeur. Ce que nous connaissons moins, c’est l’épopée du livre lui-même et de l'imaginaire qu'il colporte. Une épopée qui s’étend sur plusieurs siècles, dont chaque coin du monde a contribué à écrire un chapitre et qui symbolise la richesse des relations entre Orient et Occident. L’exposition qui vient de s’ouvrir à l’Institut du monde arabe propose de nous conter cette histoire-là. Alf Layla, ouvre-toi.
Le plus vieux fragment de manuscrit arabe qui ait été retrouvé date du IXe siècle. Il s’agit d’un texte des Mille et Une Nuits. Cette ancienneté et la destinée du texte, aujourd’hui traduit et connu dans le monde entier, en font un monument de la littérature mondiale. Mais son histoire commence bien avant, ailleurs aussi. Les contes qu’il contient ont été glanés dans les récits des mondes grec et hébraïque, de Mésopotamie, d’Egypte, de Perse et d’Arabie. On comprend mieux qu’Aladin, qui finit par épouser la princesse Badrûl-budûr, soit le fils d’un pauvre tailleur de Chine, ou que Sindbâd le marin qui, comme Ulysse, a fait un long voyage, soit capturé par un cyclope mangeur d'hommes auquel il échappe en lui transperçant l'oeil avant d'être traqué par ses congénères à grand renfort de jets de pierres... Ces récits étaient racontés dans des cafés, des palais et sur des places publiques. Ils ont été transformés et adaptés, jusqu’à ce qu’ils soient traduits en arabe, au VIIIe siècle, dans la glorieuse ville de Bagdad, sous le règne du calife Hârûn ar-Rashîd et de son vizir Ja’far. Adaptateurs, traducteurs et copistes ont continué d’enrichir les Nuits de poèmes, fables, contes, romans d’amour, aventures et épopées, autant de textes hétéroclites tenus ensemble par le conte-cadre, celui de Shéhérazade. Lorsqu’Antoine Galland traduisit en français une partie des Nuits, publiées en douze volumes entre 1704 et 1717, le succès fut immédiat en France et en Europe, où d'autres traductions, depuis le texte français, ne tardèrent pas à affluer. Galland compléta ses Nuits de nouvelles traductions de contes, ceux d’Aladin et d’Ali Baba notamment, dont on peine à croire qu’ils ont intégré si tardivement le corpus des Nuits tant ils en sont devenus emblématiques.
Car on y trouve tout l’imaginaire des Nuits, un imaginaire que la scénographie de l’exposition cherche à déployer : les spectateurs pénètrent dans une salle bleue nuit, au ciel étoilé, puis s'avancent au milieu d’un décor de palais oriental, ou encore dans une des ces grottes susceptibles d’abriter quelques djinns, tout en écoutant une jeune femme lire des contes tirés des Nuits. Le décor planté, le plus étonnant réside dans la confrontation systématique d’objets authentiques et d’autres, plus récents, issus de l’imagerie occidentale des Mille et Une Nuits. La campagne de publicité de l’exposition joue d’ailleurs sur cette cohabitation à travers des films montrant des combats de sbires sur les quais de la Seine ou des taxis-tapis volants dans le Paris actuel. Dans chaque salle, on trouve aussi bien des œuvres d’art ou objets anciens - tapis, poteries, verreries, lampes à huile, portes boisées, armes d’apparat, coffrets, plats, flacons et bijoux - que les costumes, objets ou affiches des ballets, féeries, pantomimes, pièces de théâtre, films, peintures, estampes et dessin-animés inspirés des Nuits. Un véritable cabinet de curiosités orientales multiculturel, où l’on ne compte plus les apparitions de chevaux, tapis ou trônes volants, de l’oiseau rukhkh, de femmes-poisson et de filles-oiseau, de génies et de cyclopes, tout droit sortis de pays à la géographie irréelle et merveilleuse.
Le XIXe et le début du XXe siècle sont particulièrement friands de cet imaginaire : en témoignent les affiches de la féérie des Mille et Une Nuits jouée au Châtelet, celles du ballet Shéhérazade, créé en 1910, avec les splendides costumes de Léon Bakst dessinés pour Vaslav Nijinski et Ida Rubinstein, comme les peintures de Picasso, Van Dongen et Jacques-Emile Blanche ou les films orientaux de Georges Méliès. L’effervescence artistique orientalisante de la Belle Epoque s’explique par le succès de la traduction de Joseph-Charles Mardrus qui rendit aux contes leur dimension érotique, ouvrant de nouvelles voies à l’imaginaire des Nuits. L’exposition nous invite aussi à revoir quelques classiques du cinéma des Nuits : Sindbâd le marin de Richard Wallace, Ali Baba et les quarante voleurs de Jacques Becker, sans oublier l'inénarrable Popeye et Sinbad. Mais surtout, elle procure le rare enchantement de voir à nouveau Damas, Bagdad et Le Caire associées aux plus hauts lieux de culture, de raffinement, de richesse et de profusion au monde. Kan ya makan, il était une fois…
De l'Orient des Mille et Une Nuits aux Orients modernes, l'Europe nourrit depuis longtemps le fantasme d'un ailleurs envoûtant, parfois inquiétant, toujours mystérieux. Cette semaine d'automne lui est consacrée.