La Russie sur le divan
lun, 11/07/2011 - 17:34
Platon Ilitch, médecin de son état, est réquisitionné pour apporter à Dolgoië, petit village d'une Russie envahie par les nouilles et les Chinois, le remède au "mal noir". Cette mystérieuse épidémie venue tout droit de Bolivie transforme ses habitants en zombies. Dans sa course effrénée, notre médecin est conduit par Kozma, dit "Le Graillonneux", au volant ou plutôt au guidon de sa trottinette des neiges tirée, s'il vous plaît, par cinquante minuscules chevaux... Un voyage au pays de l'absurde.
Drôle, La Tourmente de Vladimir Sorokine, l'est inévitablement, mais d'un humour grinçant et cynique. Dans la veine de son dernier ouvrage, Le Kremlin en sucre, l'enfant terrible de la littérature russe contemporaine dresse un portrait dérangeant de son pays natal, entre cauchemar et réalité. Les personnages caustiques sont aussi petits qu'un dé à coudre ou bien, au contraire, grands comme une maison de trois étages. Dirigé par un tsar, le peuple revêt le costume traditionnel, côtoyant le plus naturellement du monde les "vitaminovampires", la mafia russe du futur. Les références post-révolutionnaires se fondent dans un univers futuriste : plus rien n'a de sens, l'Histoire se détraque, l'écriture avec. Une satire politique dont le constat troublant révèle une Russie sclérosée. On prend les mêmes et on recommence : l'élite, le peuple... même la trottinette n'est rien de moins que la troïka moderne de Gogol !
Un dérèglement qui intrigue le lecteur et aiguise, depuis plusieurs années déjà, la plume de Vladimir Sorokine. L'écrivain nous conduit une nouvelle fois dans l'inconscient tourmenté de la Russie. Il fouille, il questionne l'histoire littéraire et politique, révélatrice des pulsions, des refoulements et des frustrations du pays. Les fantasmes surgissent : quatre pages sont consacrées à une description lente et minutieuse de l'exécution en place publique de l'élite. Une scène de torture symbolique à laquelle assiste, réjoui, le peuple russe. Une jubilation provocante, rythmée par le célèbre et non moins significatif "Va, pensiero, sull'ali dorate!" de Verdi.
Une position inconfortable pour le lecteur qui assiste, dans un coin, à l'entretien quasi psychanalytique mené par Vladimir Sorokine avec la Russie d'aujourd'hui. Quoi de plus intelligent, cependant, que de nous plonger dans le refoulé du pays de Tolstoï, de nous faire entrer dans la tourmente, pour comprendre ce malaise persistant dans la civilisation russe ?
Marie Ferreboeuf
La Tourmente de Vladimir Sorokine, éd. Verdier, coll. "Poustiaki", 185 pages, 17,50€.