"Nous sentons que notre langue ne peut vraiment développer sa pleine force que par les contacts les plus multiples avec l'étranger." (Schleiermacher, 1828). De Herder à Hölderlin en passant par Goethe et les frères Schlegel, l'acte de traduire occupe une place centrale dans les champs littéraire et culturel de la pensée romantique allemande. Jamais dans l'histoire de l'Occident, la problématique de la traduction n'avait connu une méditation aussi riche et intense. Comment se définit cette opération de transition d'une langue à une autre, qui est " épreuve de l'étranger " ? Quelle place occupe la traduction dans une culture ? Comment les théories romantiques s'inscrivent-elles dans la problématique de la traduction ? En quoi celles-ci participent au défi de la problématique du traduire ? Docteur en linguistique et traducteur de littérature allemande et latino-américaine, A. Berman aborde ces questions en étudiant une époque et une culture, qui fit de ce débat un objet d'enthousiasme et de passion. Sujet d'autant plus intéressant que son propos s'inscrit dans la " problématique de la traduction théâtrale ", réflexion soutenue au séminaire dirigé par M. J. M. Déprats, traducteur et professeur à l’Université Paris Ouest : une langue a valeur d'ontologie, car elle traduit la pensée particulière d'une culture.
 
 
I/ Objets de réflexions du traduire
1/ Enjeux culturels
a/ Dialectique de la problématique de la fidélité et de la trahison
"Traduire, c'est servir deux maîtres." (Franz Rosenzweig). Ces paroles soulignent l'ambivalence rencontrée dans l'acte de traduire : il s'agit pour le traducteur, d'une part, de servir l'oeuvre, l'auteur, la langue étrangère et d'autre part, le public et la langue propre. Il apparaît ainsi ce qu'on pourrait appeler le drame du traducteur : choisit-il pour maître exclusif l'auteur, l'oeuvre et la langue étrangère ou ambitionne-t-il de les imposer dans leur pure étrangeté à son propre espace culturel ? On touche au domaine délicat des rapports entre le traducteur et "ses" auteurs. Si le traducteur se contente d'adapter conventionnellement l'oeuvre étrangère, il aura certes satisfait la partie la moins exigeante du public, mais il aura irrémédiablement trahi l'oeuvre étrangère et l'essence même du traduire. Outre le respect de cette sacralisation de la langue maternelle, on atteint à l'espace culturel propre de l'Etranger.
b/ La figure de l'Autre
Toute culture opère une résistance face à la traduction. En effet, la visée même de la traduction ouvre au niveau de l'écrit un certain rapport à l'Autre, une méditation de l'Etranger, qui heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture, où cette espèce de narcissisme de toute société voulant être un Tout pur et non mélangé. La violence du métissage est ainsi propre à la traduction. On peut parler d'une visée éthique du traduire, en ce sens où l'essence de la traduction est d'être une ouverture, un dialogue, un métissage, un décentrement. La traduction n'est pas une activité purement littéraire, esthétique, même si, elle est intimement liée à la pratique littéraire d'un espace culturel donné.
c/ Analytique de la traduction
Cette éthique devrait être complétée par une analytique de la traduction et du traduire. La dialectique réversible de la fidélité et de la trahison est présente chez ce dernier dans l'ambiguïté de sa position d'écrivant : le pur traducteur est celui qui a besoin d'écrire à partir d'une oeuvre, d'une langue et d'un auteur étranger. Il souhaite à la fois forcer sa langue à se lester d'étrangeté et forcer l'autre langue à se déporter dans sa langue maternelle. A la visée éthique de la traduction doit s'ajouter une visée analytique. Le traducteur doit repérer les systèmes de déformation, qui menacent sa pratique et opèrent de façon inconsciente au niveau de ses choix linguistiques et littéraires. On empruntera volontiers l'expression de "psychanalyse de la (traduction)" de Bachelard ("psychanalyse scientifique").
2/ Au-delà de la visée éthique de la traduction
a/ Visée métaphysique et pulsion du traduire
La pure visée éthique de la traduction s'articule avec une autre visée, celle métaphysique de la traduction et corrélativement, avec ce que l'on peut appeler la pulsion du traduire. Qu'est-ce que la visée métaphysique de la traduction ? W. Benjamin a évoqué la tâche du traducteur. Celle-ci consisterait à chercher, par-delà le foisonnement des langues empiriques, le "pur langage" que toute langue porte en elle comme son écho messianique. Elle cherche un au-delà "vrai" des langues naturelles. Ce sont les Romantiques allemands qui ont le plus mieux incarné cette visée et notamment Novalis. C'est la traduction contre Babel, contre le règne des différences, contre l'empiricité.
Cette visée métaphysique dépasse la finitude des langues empiriques et se lie à la pure pulsion traductrice, qui veut transformer la langue maternelle en la confrontant à des langues non maternelles comme telles, toujours supérieures, car plus "flexibles", plus "joueuses" ou plus "pures". La pulsion traduisante pose toujours une autre langue comme ontologiquement supérieure à la langue propre. De fait, l'une des expériences premières de tout traducteur n'est-elle pas la pauvreté de sa langue face à la richesse de l'oeuvre étrangère ?
b/ Traduction et transtextualité
La théorie de la traduction et de la transtextualité relève du domaine de la littérature. Une oeuvre véritablement littéraire se déploie toujours dans un horizon de traduction. A ce titre, Don Quichotte en serait le meilleur exemple : en effet, le plus grand roman espagnol est présenté par son auteur comme une traduction d'après un manuscrit arabe, une langue dominante dans la péninsule pendant des siècles. Cette observation pourrait nous apporter des informations sur la conscience culturelle espagnole, mais bien davantage sur le lien entre littérature et traduction.
 
II/ Révolution romantique : une pensée entre poésie, spéculation et critique
1/ Inscription de la traduction dans le mouvement universel de l'Esprit
a/ La Bildung : épreuve de l'altérité du monde
Pour les écrivains allemands de la fin du XVIIIème siècle, Goethe, Novalis, Hölderlin, la traduction est l'un des éléments de la constitution de l'universalité. Or, la traduction, affirme Berman, est structurellement inscrite dans la Bildung, "ce processus d'élargissment, ce passage du particulier à l'universel". Epreuve de l'altérité, formation de soi, l'expérience doit se produire comme une réunion, une identité, une union. L'étranger a une fonction médiatrice. C'est par la Bildung qu'un individu, un peuple, une nation, mais aussi une langue, une littérature, une oeuvre d'art en général, acquièrent ainsi une forme, une "Bild". C'est dans ce champ culturel que vont se déployer, les théories des Romantiques, de Goethe, de Humboldt et de Hölderlin.
Pour Goethe, le traducteur s'intègre dans le cadre de la Weltliteratur (la littérature mondiale), visée qui est celle du classicisme allemand, dont il est le plus grand représentant avec Schiller et Humboldt. Pour les romantiques de l'Athenäum, la traduction est la constitution de "la poésie universelle progressive", c'est-à-dire de l'affirmation de la poésie comme absolu. Cette hypothèse a trouvé ses exécuteurs en A. W. Schlegel et L. Tieck et ses théoriciens en F. Schlegel et Novalis.
b/ Poésie et traduction
Quand Novalis écrit à A. W. Schlegel : "toute poésie est traduction" (Briefe und Dokumente), il place dans une proximité d'essence, le concept de Dichtung et celui d'Übersetzung (traduction). Mais Novalis et Schlegel, dans leur réflexion sur le lien de la traduction et de la poésie, ont une vision plus spécifique que celle qui affirme que toute pensée et tout discours sont des traductions. Au-delà de ce point de vue traditionnel, ils discernent un lien plus essentiel entre la poésie et la traduction : traduire est l'essence de la vie de l'Esprit, que Novalis a pu appeler la "versabilité infinie". 
2/ Modernité de la pensée romantique
a/ Problématique du rapport de l'homme au langage
Par rapport aux tentatives pratiques et théoriques de l'Altenäum, les réflexions de Schleimacher et de Humboldt représentent le moment où la traduction entre dans l'horizon de l'herméneutique et de la science du langage. Il est caractéristique de constater que ces deux penseurs se heurtent immédiatement au problème du langage, objet que l'homme ne peut jamais dominer à partir d'une position de sujet absolu.
b/ Une nouvelle ouverture du concept de traduction
Leur démarche n'est plus spéculative comme celle de l'Altenäum. Elle inaugure une nouvelle phase de la réflexion sur la traduction, qui sera reprise en Allemagne par des esprits comme Rosenzweig et Schadewaldt. Les traductions de Hölderlin tendent à se soumettre à la "motion violente de la langue étrangère", c'est-à-dire le rapport des langues comme accouplement et différenciation comme affrontement et métissage. Plus précisément, le rapport de la langue maternelle avec les autres langues tel, qu'il se joue dans la traduction et se déterminent dans le rapport de la langue maternelle à elle-même. Evolution qui est la nôtre, se précise peu à peu avec ce que la linguistique, la critique moderne et la psychanalyse entre autres, nous apprennent sur le langage et les langues en général.
A travers un chapitre de l'histoire de la traduction européenne et de la culture allemande, cet ouvrage a le mérite de poser le défi, qui met en jeu le sens et le pouvoir de la traduction : elle doit en effet, participer à un mouvement de décentrement et de changement, dont notre littérature a besoin afin de retrouver une figure et une expérience d'elle-même. La traduction doit réfléchir sur elle-même et sur ses pouvoirs. Cette réflexion est inévitablement une auto-affirmation au service d'un certain tournant de la littérature. Aucune théorie du traduire ne serait nécessaire si aucun changement ne devait opérer dans la pratique de la traduction.
 
 
Bibliographie
 
Berman Antoine, L'épreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard (coll. "Les essais" CCXXVI), 1984.
 
Valérie Barra