Marjane Satrapi en sept citations

ven, 01/29/2016 - 11:57 - Alice Sammut

Les œuvres de Marjane Satrapi sont parcourus de textes. Des textes courts, forts, percutants,  souvent réduits à une seule phrase. Il n'y a pas de fioriture, pas d'emphase. Marjane livre à ses lecteurs un langage cru, une vérité sans détour qui ne contrarie pourtant jamais son verbe sarcastique porté par une certaine jovialité infantile.

 

  

 

Poulet aux prunes

Le dessin est enfantin. L'homme est à peine détaillé : tout juste assez pour que sa tristesse saisisse le lecteur. Pourtant, le jeu des contrastes, lui, est savamment mené. Le pull noir se détache sur le fond blanc et fait exister le personnage tandis que son visage blafard fait écho à la bulle de ses pensées, noircie de tourments. Tout le génie de Marjane Satrapi se retrouve alors dans ces idées noires tournées en dérision par un humour rosse, une ironie mordante qui lui est propre. Cette case tirée de la bande-dessinée Poulet aux prunes montre sa capacité à traiter d'un sujet pénible avec légèreté.


  • « Comment se fait-il que moi, en tant que femme je ne puisse rien éprouver en regardant les messieurs moulés de partout mais qu'eux en tant qu'hommes puissent s'exciter sur mes cinq centimètres de cagoule en moins ? » Persepolis, Tome 2.

 La question est cinglante, elle fend l'air. Elle se suffit à elle-même, n'attend pas de réponse – elle n'en obtiendra d'ailleurs pas. Marjane Satrapi n'a pas la langue dans sa poche et remet en question les réformes de son enfance avec véhémence. Impétueuse, elle pointe du doigt les absurdités des décisions prises par le nouveau régime de Khomeyni. Il ne s'agit pas là seulement d'une révolte adolescente, d'une pulsion irréfléchie mais bien plutôt de l'expression publique de ce que chacun pense tout bas. 

 

 

Persepolis, Tome 1

 L'image concentre notre attention sur la main, puis, sur la clé. Les contrastes, le gros-plan accompagnent le texte. Le tout bouleverse. Sans retenue, Marjane Satrapi dénonce ici l'aveuglement et l'endoctrinement tout juste dissimulés des jeunes volontaires engagés par les recruteurs. Avant même que tout jugement d'un personnage ne soit énoncé, l'esprit critique du lecteur est attisé. Il semble impossible de rester de marbre face à une telle déviation des croyances religieuses au profit d'une guerre décriée par la majorité du peuple iranien. La sentence, glaciale, invite à l'indignation, si ce n'est à l'insurrection.



Persepolis, Tome 1.

Les bouleversements politico-culturels du pays ont plongé la jeune Marjane Satrapi dans des contradictions idéologiques difficiles à appréhender. Alors que le nouveau régime issu de la révolution islamique est toujours plus répressif, que l'intégrisme prend ses marques, la jeune fille se voit partagée, tiraillée, entre deux de ses croyances qui s'opposent alors : tradition et modernité, religion et science. Cette case l'illustre bien : elle est divisée en deux parties antagoniques que renforcent les effets de contraste créés par le noir et le blanc. Elle nous invite ainsi à plonger dans le combat quotidien que fut la recherche d'un équilibre identitaire.

 

 

  • « C'était amusant de voir comme Dieu et Marx se ressemblaient.
  • Peut-être que Marx était un peu plus frisé. » Persepolis, tome 1.

Le propos fait rire mais est osé, pouvant laisser, après le divertissement, quelque peu perplexe. Alors que les représentations philosophiques ordinaires posent comme antinomiques religion et marxisme, l'enfant développe pour ces deux concepts une fascination égale, nous invitant à interroger les limites intellectuelles que nous nous sommes fixées. À plusieurs niveaux, Marjane Satrapi s'amuse avec les contrastes : elle nous initie par exemple au concept de matérialisme dialectique à travers la lecture d'une bande-dessinée ou nous donne à voir l'érudition d'une jeune fille par son imaginaire encore enfantin.


  • « Maintenant, tu arrêtes de chialer. Si ta virginité te manque autant, tu n’as qu’à faire une broderie ! » Broderies

Ces paroles abruptes sont caractéristiques du tempérament de la grand-mère de Marjane Satrapi. Son apparence toujours soignée détonne avec son langage cru parfois vulgaire, faisant d'elle un personnage comique. Pourtant, elle est bien plus que cela et porte, à sa façon, la sagesse caractéristique des personnes âgées. Ainsi, elle ne cesse de répéter à sa petite-fille dans Persepolis de rester intègre. Elle-même ne semble jamais tâchée par les bouleversements idéologiques qui traversent son pays et reste fidèle à ses croyances étonnamment modernes.


  • « Nous donnons un sens à la vie d'après notre point de vue » Poulet aux prunes.

Dans sa concision cette phrase apparaît comme un schéma présent dans toutes les œuvres de Marjane Satrapi. Chacun de ses dessins, chacune de ses paroles sont un moyen pour la jeune femme de donner à voir sa vie, à comprendre les bouleversements socio-politiques de son pays selon son point de vue d'enfant, d'adolescente et d'adulte. Il ne s'agit pas de leçons moralisatrices, ni de maximes indubitables mais de récits qui lui ont permis de se construire.

 

                                                                                                   Clara Bee