"Much Loved" au Louxor
mer, 10/21/2015 - 20:24
Le boulevard Barbès, qui fait la jonction entre le 10e et la périphérie nord de la ville, est le véritable poumon du 18e arrondissement. Expression sarcastique à l’évidence, au regard du taux de pollution qu'on peut y mesurer. Le remonter est un véritable exercice de patience tant le flux humain y est dense. Arrêtons nous donc un instant à son seuil, juste au pied du métro Barbès-Rochechouart.
Au croisement avec le boulevard Magenta, se dresse un bâtiment majestueux dont la façade art déco, ornée de scarabées turquoises et de mosaïques dorées, contraste avec l’architecture haussmannienne du quartier. En hommage à la ville égyptienne du même nom, le cinéma Louxor a rouvert ses portes en 2013, après une fermeture de presque trente ans. Successivement boîte de nuit antillaise et discothèque gay, le Palais du Cinéma avait bénéficié à son ouverture en 1921, d’un succès fabuleux. Avec l’arrivée des flux migratoires dans le quartier au cours des années 1960, la programmation du cinéma s’oriente vers la diffusion du cinéma étranger, des westerns italiens de Sergio Leone, aux comédies musicales égyptiennes de Henry Barakat et Youssef Chahine, en passant par les productions indiennes. Il ferme en 1983, juste après que Jack Lang, alors ministre de la Culture, l’a fait inscrire au registre des monuments historiques. Aujourd’hui, c’est encore le lieu où sont diffusés des films de réalisateurs du Maghreb et du Moyen-Orient, et notamment ceux de Nabil Ayouch qui présente aujourd'hui Much Love.
« Folle croisade contre le film Much Loved » (Le Monde, 30 mai 2015), « Much Loved, un film sous la menace », « Much Loved, fatwa au cinéma » (L’Express, 16 septembre 2015) … Après sa diffusion à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes au mois de mai, les quotidiens nationaux et internationaux rivalisent d’inventivité pour annoncer la censure du dernier film de Nabil Ayouch par les autorités marocaines. Réaction unanime des médias français face à cette décision qui n’arrive pas à l’improviste. La scène mythique du baiser entre Rose et Jack dans Titanic est encore coupée aujourd'hui lorsque le film est diffusé sur une chaîne marocaine. Censure également pour le péplum de Ridley Scott, Exodus (2014), déprogrammé à la dernière minute pour sa représentation physique de Dieu sous les traits d’un enfant. Loin d’être un personnage médiatique exubérant ou provocateur, Nabil Ayouch semble choqué une partie (un partie seulement) du public marocain. Le sujet du film et son réalisme ne donnent pas, en effet, une image très reluisante de la vie nocturne marrakchie. Much Loved dresse le portrait de trois prostituées marocaines - Noha, Soukaina et Randa- en proie aux délires pervers des riches émiratis de passage au Maroc pour leurs voyages d’affaires. Avant d'entrer en scène, elles se donnent du courage avec un rail de coke ou un shot de vodka, se prépare à une dégradation de leur coprs extême en échange de quelques liasses de billets. Le personnage de Noha, doyenne de l’appartement où est installé le groupe d’oiseaux de nuit, est joué par Loubna Abidar. La jeune femme d’à peine 27 ans est contrainte d’entretenir sa famille qui habite une autre maison, et qui la traite avec un dédain innommable du fait de sa prostitution. Son petit garçon de trois ans qu’elle laisse en pension chez sa mère, est un personnage charnière, bien qu'il n'apparaîsse que dans une seules scène. C'est lui qui la fait revenir vers ce foyer malgré le traitement qu’elle y reçoit à chaque visite. En bref, l’atmosphère est lugubre et transpire la violence et l'oppression.
Un des aspects qui paraît dénotee la puissance de caractère de ces femmes, est leur utilisation de la langue comme outil de manipulation. D'une vulgarité en dialecte marocain dans leur intimité, elles manient à l’inverse, face à leurs clients du Golfe, un arabe littéral très snob et précieux, quelque fois pour les rassurer dans leur virilité. Quand un groupe de touristes français les aborde en discothèque en brandissant avec arrogance un billet qu’elle jugent trop maigre, elles jouent la carte des filles stupides, qui ne comprennent pas la langue française, pour vite se débarrasser d’eux.
Si la sensibilité du film est tangible, les scènes sexuelles n’en sont pas moins crues et audacieuses. Par exemple, on assiste à une scène délirante, presque irréelle : une assemblée d’au moins quarante prostituées sont réunies dans un immense douar, à l’occasion d’une soirée privée. Elles sont appelées à plonger publiquement dans une grande piscine, et d’aller à la pêche aux bijoux lancés par un milliardaire émirati qui les regarde se débattre dans l'eau, en posant sur elles un regard de véritable mégalomane. La première qui attrapera un de ces bijoux pourra le garder. C’est toute l’extravagance de ce cercle qui est dénoncée ici, et leur attitude inhumaine dans un pays et une société qu’ils ne connaissent pas. Mais un tel sujet appelle à une grande finesse, or ce type de scène n'en offre pas. Le tout manque de finition et a un petit côté "Zone interdite".
Finalement, Nabil Ayouch a su imposer son franc-parler plein de poésie dans le cinéma international indépendant. Il ouvre un débat primordial, celui de la place de la femme dans la société marocaine, de la féminité et la sexualité, de la femme active, de la misère aussi, et du sacrifice familial. Mais le film manque de profondeur, le sujet tourne en rond, et se rapproche presque du documentaire. On aurait attendu un peu plus sur une question aussi peu traitée, de la part de celui qui dans les années 90 avait bouleversé le public avec Ali Zawa, prince de la rue.