Rêver Istanbul, dans la tourmente
jeu, 11/29/2012 - 20:00
Le grand pianiste turc, Fazil Say, nommé en 2008 par l’Union Européenne « Ambassadeur pour le dialogue interculturel. », a comparu il y a un mois au tribunal pour avoir publié sur Twitter des vers d’Omar Khayyâm critiquant la religion. Il risque un an et demi de prison. Au même moment sortait en France un enregistrement de sa première symphonie : Istanbul. Célèbre en tant qu’interprète - il a revisité le répertoire classique, de Bach à Stravinsky, en passant par Mozart et Beethoven et est également féru de jazz - , l’artiste est moins connu comme compositeur. Pourtant, il est déjà l’auteur de nombreuses créations : deux oratorios, plusieurs concertos et de pièces pour piano seul. Sa symphonie est une œuvre intrigante, un bijou qui nous fait voyager dans une Istanbul rêvée, au carrefour des cultures de l’Orient et de l’Occident.
Istanbul la Magnifique, avec son bouillonnement, son cosmopolitisme, son mystère, où, à chaque coin de rue, émanant de ses bâtiments et de ses habitants, les richesses de son histoire se révèlent. Le compositeur évoque en sept mouvements une Istanbul imaginaire. " Onirique, nostalgique, c'est une vision d'antan " pour le pianiste devenu presque apatride. La symphonie mêle un orchestre occidental et des instruments orientaux, avec des rythmes, des timbres et des mélodies qui s’inspirent des musiques traditionnelles des différentes régions de Turquie, en particulier de l’Anatolie où est né le pianiste. La ville dépeinte est toute intérieure. Chaque partie nous transporte dans un endroit différent de l’ancienne Byzance. “ Nostalji ” (Nostalgie), l‘introduction, nous plonge au cœur de la cité, aux sons de gracieux violons, puis d’une sibylline flûte ney. Istanbul s’éveille. Au calme des premières minutes succède une musique brillante et agitée, illustrant le foisonnement et les mille couleurs de la ville. “ Tarika ” (Ordre religieux) est plus sombre, avec un crescendo vers des sonorités plus violentes, et s’oppose à la luminosité et l’extravagance du quatrième mouvement, avec ses flûtes aux résonances cristallines dont les notes enjouées évoquent des paroles de femmes partant pour les chatoyantes Iles des Princes. " Sultan Ahmet Camii ” (La Mosquée bleue), symbole éternel, rappelle les jours ancestraux de la grandeur ottomane. Pendant les sept tableaux musicaux, nous voyageons, envoûtés, jusqu’au Bosphore. C’est exactement là que nous sommes : aux portes de deux mondes qui se rencontrent.
Le voyage est aussi une quête. Nous n’écoutons pas seulement l’œuvre esthétique, la représentation nostalgique de l’Istanbul de Fazil Say. Le compositeur a toujours transgressé les frontières de l’art par une écriture musicale engagée, pour faire tomber les frontières, décloisonner les genres, rassembler les hommes. Toutes ses créations sont marquées par des figures fortes dont il s’inspire telles que le poète communiste Nazim Hikmet, pour qui il a composé un requiem, ou encore le poète Metin Altioc, assassiné par des extrémistes musulmans en 1993, auquel il a dédié un oratorio. Combattre l’obscurantisme, et être un défenseur de la démocratisation et du partage entre les cultures. Que la Turquie connaisse la musique occidentale, jusque dans ses régions les plus reculées ou dans ses banlieues défavorisées, et inversement, qu’on découvre la musique turque au-delà des frontières. Ses combats l’entraînent aujourd’hui devant les tribunaux.
En proie à la censure et l’opprobre chez lui, à certaines critiques sévères chez nous, l’artiste insuffle pourtant à ses œuvres un message remarquable. Cette symphonie, entre deux rives, est un trésor pour les oreilles attentives, pour celles qui y verront la beauté de l’Istanbul fabuleuse de Fazil Say, mais également pour celles qui pourront y distinguer, au-delà de la musique, la main tendue vers ceux-là mêmes qui le jugeaient le mois dernier.
Istanbul Symphony, Fazil Say, paru le 23 octobre 2012 chez Naïve. Premier enregistrement en 2010 en Allemagne.
1. Nostalji (Nostalgia)
2. Tarikat (Religious Order)
3. Sultan Ahmet Camii (Blue Mosque)
4. Hoş Giyimli Genç Kızlar Adalar Vapurunda (Merrily Clad Young Ladies Aboard th
Ferry to de Princes Islands)
5. Haydarpaşa Garından Anadolu'ya Gidenler Üzerine (About the Travellers to Anatolia Departing from the Haydar Pasha Train Station)
6. Alem Gecesi (Carousal Night)
7. Final (Finale)
Suivi du concerto Hezarfen pour flûte ney et orchestre.
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