Séance de pause en compagnie d'Ivan Robin

mer, 01/26/2011 - 18:02 - Anonyme



Il est des rencontres fortuites qui ne s’oublient pas, surtout quand celles-ci s’inscrivent à l’encre noire. Peut-être serez-vous à votre tour amenés à croiser la route d’Ivan Robin, "écrivanalyste", qui viendra vous aborder au hasard d’une rue. Ivan Robin ne se contente pas d’observer les passants pour écrire, il entre en contact direct avec l’autre qu’il se propose d’entraîner dans une expérience à mi-chemin entre la psychanalyse et l’art contemporain. Chaque nouvelle rencontre ajoute une "quinte" à sa collection. Je suis revenue sur ses pas pour en savoir plus quant à l’avancée de son projet de recueil.

"Un parcours hors du mortel"
Ombre seconde portée aux survenues
par Ivan Robin 


Héritière d’une épicurie de luxe,
la crise génésiaque d’une opération
à esprit ouvert, révoltée mûrie,
l’encharme à identifier son non :
qu’allait-elle faire dans cette galerie ?
Pauseuse : anonyme 

MCEI : Ivan Robin, pourriez-vous nous décrire votre démarche ? Que sont les "séances de pause" ?

Ivan Robin : Depuis janvier 2010, je sollicite des gens dans la rue autour de mon bureau, dans un rayon qui permet le déplacement, en leur demandant de m’accompagner pour une demi-heure pour une séance dont je m’inspirerai pour écrire un texte. Sachant que dès janvier, ayant eu l’habitude de travailler comme je le fais, je savais déjà que c’était un projet que je me proposais de voir évoluer et se préciser au fil de mes rencontres. Ces gens sollicités dans la rue allaient entendre ce que je leur dirais, entendraient plus ou moins bien, et, ce que je préjugeais, entendraient ce qu’ils auraient envie d’en faire, plus ou moins consciemment. Ces séances me permettent de découvrir avec eux, dans nos limites respectives, pourquoi ils m’ont suivi. J’essaie de m’ouvrir le plus possible, prêt à être surpris, et j’invite l’autre à se laisser surprendre par lui-même. Puisque je me proposais de voir le projet évoluer, ce qui n’a pas manqué, j’en viens aujourd’hui à travailler sur une forme très élaborée et mouvante. Je sollicite les gens en fonction de mon inspiration, qui est aussi le résultat d’un travail. Je ne sollicite plus les mêmes gens qu’avant, ou du moins plus systématiquement les mêmes, j’ai envie de me forcer un peu à aller vers des gens que je sollicitais moins. Aujourd’hui, quand je vais vers quelqu’un, je lui dis :

"Je m’appelle Ivan Robin, j’écris ─ je ne dis pas que je suis écrivain ─ j’ai mon bureau tout près. Je rayonne autour de mon bureau quand je n’y suis pas en train de travailler. Je sollicite les gens depuis un an maintenant en leur demandant de bien vouloir m’accorder une demi-heure maximum de séance de pause dont je m’inspire pour écrire un texte, texte duquel il leur est possible, si et seulement si ça a du sens pour eux au terme de l’expérience, de m’acheter un exemplaire manuscrit unique."

Chaque mot est pesé. Un travail sur le temps se met en place. Je cherche aussi à éprouver la curiosité et la gratuité : le prix à donner à sa curiosité. La question de l’instant entre également en compte. Ce qui m’intéresse c’est l’inconnu. Les gens qui viennent ici ne savent pas ce qui va se passer. Il y a un travail autour de l’immédiateté, de l’immédiation. J’ai dit tout ce qu’il était nécessaire de dire pour pouvoir travailler. Ce qui se dit, ce qui se passe pendant les séances de pause reste entre nous, il y a une garantie d’anonymat, a priori. Je n’émets aucun jugement. Ils viennent ici avec leurs ficelles. Il s’agit, avec l’autre, de tirer sur ces ficelles, de découvrir ce qu’on a envie de découvrir. Si ça résiste, on ne force pas. Mais quand ça vient, on déroule. C’est une exploration des limites de temps, d’espace et de rapport à l’autre.

MCEI : Quel est votre travail d’écrivain qui découle de ces séances ?

I.R. : Les gens viennent à mon bureau, on vit cette expérience d’une demi-heure. Puis j’écris après pendant trois demi-heures, et on se retrouve pour la dernière demi-heure qui est la remise du texte, c’est-à-dire d’une "quinte". J’appelle ce texte : "quinte", rappelant une sorte d’obsession personnelle pour le chiffre cinq. C’est un texte qui comporte toujours cinq signes de ponctuation sur cinq lignes, composées de cinq mots. En référence au texte de Walter Benjamin sur l’œuvre d’art à l’âge de la reproductibilité technique, un travail sur l’ "aura" entre en jeu. C’est un exercice sur l’authenticité de l’expérience initiée sur le moment. Il s’agit de travailler avec l’autre, de savoir ce que ça peut susciter chez lui comme réflexion, ou de prolonger une réflexion qui serait déjà en marche. Nonobstant toute médiation qui pourrait en être faite, la personne qui vient ici est la seule à savoir ce qui s’y passe. Mais comme chaque expérience dépend toujours de l’autre, la singularité de cet autre intervient toujours pour moduler l’expérience. Donc quand vous en parlerez, ce ne sera déjà plus à jour.
J’ai nommé "quinte" le texte, et "quintesse" l’objet, en d’autres termes : le support du texte, pour l’instant délibérément anodin. C’est une petite carte qui porte la quinte sous la forme d’un exemplaire manuscrit au verso de laquelle j’indique par le biais de cinq lignes comportant toujours cinq mots : le titre et le sous-titre que je donne toujours à la quinte et des éléments porteurs d’authenticité, à savoir mon nom, la nature de l’expérience… Là, j’écris "séance de pose/pause" comme je veux, car je ne précise jamais comment ça s’écrit. Il y a deux références : la référence à la psychanalyse qui tirerait plutôt du côté de la "séance de pause" : on prend un temps ; et la "séance de pose" où, à la manière d’un peintre ou un sculpteur, je me propose de créer un texte inspiré par un modèle de chair et d’os. 
Si personne ne vient, il n’y a pas de texte et la quinte n’existe pas. De même, la quintesse, son exemplaire manuscrit unique, n’existe pas et ne survit pas sans l’intervention de l’autre. A travers ma démarche, je teste la viabilité de l’expérience. Il s’agit de créer, de faire ce que j’ai envie de faire, en considérant la dimension alimentaire. Au terme de l’expérience, si la personne n’achète pas la quintesse, ce qui est pour moi, aujourd’hui, le geste qui valide l’expérience ; la personne peut me laisser l’autorisation de la vendre à un tiers. On serait alors dans une réflexion autour de l’aura, reconnue par un tiers qui considérerait qu’il a là un texte sous la forme d’un exemplaire unique, comme il aurait un tableau, un dessin. Je ne fais qu’une seule et unique quintesse. La quinte, j’aurais pu l’écrire tout seul, inspiré par une personne observée depuis la terrasse d’un café, mais là, la personne est partie prenante. L’achat de la quintesse se fait en fonction de la valeur accordée, on en revient à la question de la gratuité des choses et de la réalité des expériences. On pourrait penser aujourd’hui que la réalité se résume à la virtualité, que ce qui est gratuit est forcément gratuit. Le 20 Minutes qu’on donne à la sortie du métro n’est pas si gratuit que ça. Cette démarche que je fais et qui se présente comme rémunérable n’est finalement pas si "ingratuite" qu’elle n’y paraissait.

MCEI : Ces quintes reflètent-elle une aspiration oulipienne ?

I.R. : C’est drôle parce qu’on m’a fait la remarque à plusieurs reprises. Pour mes travaux précédents, cela partait souvent ainsi : je me donnais un défi, une règle, à la manière de l’OuLiPo. Il s’agissait aussi de créer les conditions d’engendrement de l’œuvre. Mais l’OuLiPo n’a pas été pour moi une référence première.

MCEI : Vos précédentes œuvres se partageaient entre autobiographie et autofiction. Là, vous vous fondez sur un dialogue, c’est un processus maïeutique : d’où vous est venu ce revirement de perspective ?

I.R. : Mes travaux précédents étaient de l’ordre de l’autobiographie et de l’autofiction, mais ─ sans rien inventer ─ relevaient déjà de l’ "auto-maïeutique", ce qui est bien sûr vain, on ne s’auto-engendre pas. Après ma rencontre avec la psychanalyse, qui est une autre forme de maïeutique, j’ai eu cette envie d’articuler deux pistes, comme tentatives de solution pour combler un vide existentiel. J’essaie de réinventer ce qui pourrait être mes nouveaux repères. La création artistique, et plus précisément littéraire, et la psychanalyse sont ces deux pistes. Je dis "plus précisément littéraire" sans pour autant laisser de côté l’attirance pour quelque chose qui relèverait de l’art contemporain, que j’avais déjà eu envie d’expérimenter quand je ne faisais qu’écrire. Cette sorte d’art et métier m’est propre, parce que c’est moi qui l’ai inventé, ou inventorié. C’est ce que j’ai appelé l’ "écrivanalyse". Mais la psychanalyse n’est présente dans ma démarche qu’en tant que référence littéraire, je ne me pose pas en thérapeute. L’écrivalanyse n’est certainement pas une thérapie.

MCEI : Où en sont vos projets de publication ?

I.R. : Je comptais autoéditer l’année dernière. Je me félicitais d’avoir eu 5 x 5 x 5, c'est-à-dire 125 personnes qui étaient venues ici, donc je pensais autoéditer un recueil des cent vingt-cinq premières quintes. En juillet, sans trop y croire, j’avais envoyé à un éditeur les quatre-vingts premières quintes. J’ai reçu des lettres de refus, et, en décembre, une lettre, sinon d’acceptation, au moins d’entrée en pourparlers, d’un éditeur que je préfère ne pas nommer. Je commence à avoir des retours, c’est encourageant.

MCEI : Merci beaucoup, Ivan, on croise les doigts.

Propos recueillis par Aurore Boise.

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ROBIN, Ivan. L’UNITÉ IMAGINAIRE I : Chant Brian. Paris, ÉOK, 1999, 158 p, 14 €.

ROBIN, Ivan. La Dédicace. Paris, ÉOK, 2001, 101 p, 8,99 €.

ROBIN, Ivan. L’UNITÉ IMAGINAIRE II : Livre d’eux (le fait d’attendre). Paris, ÉOK, 2000, 184 p, 15,09 €.