Terre du Cèdre, mythe vivant

mer, 11/28/2012 - 20:00

« À quoi retourne-t-on quand tout a changé ? Mon pays existe-t-il encore ? Quand je veux l’attraper, il disparaît… » Pour les Libanais de l’étranger, trois fois plus nombreux que « ceux du dedans », la terre natale est devenue un objet de fantasmes, un pays imaginaire, un Orient rêvé. Forte de ce constat vécu, la réalisatrice franco-libanaise Jihane Chouaib a tourné un documentaire retraçant le retour aux sources de quatre enfants de la guerre. Le pays du cèdre est leur « refuge noir ». Ensemble, ils sillonnent le Liban et tentent d’assembler les pièces de leur puzzle identitaire. Ce retour au pays est vécu comme un voyage intérieur : chacun se retrouve confronté au mythe qu’il a construit depuis une terre lointaine, un patchwork idéalisé au fil des ans, cousu de souvenirs d’enfance troubles, de sensations vives accrochées à la mémoire, de récits emphatiques, d'anecdotes et de photographies fanées. Mais une fois revenus au Liban, le mythe est méconnaissable, introuvable.  

Patric Chiha, Wajdi Mouawad, Nada Chouaib et Katia Jarjoura se sont échoués aux quatre coins du monde (Canada, Australie, Brésil ou Europe). Outre leurs origines libanaises, tous possèdent un point commun : ils ont, comme Jihane Chouaib, choisi un métier exigeant une fibre artistique, grâce auquel ils peuvent recréer des liens avec le Liban. Danse, écriture visuelle et sonore, écriture littéraire ou théâtrale, tous sont montrés dans un processus de création qui s’inscrit dans le prolongement du façonnement du mythe du Cèdre. Nada Chouaib, la sœur de la réalisatrice, a cessé de parler lorsqu’elle a quitté son pays natal en 1976, au début de la guerre civile libanaise qui allait durer quinze ans. Pour vaincre le traumatisme de l’exil, elle s’est faite danseuse, un métier qui lui permet d’exprimer par le corps ce qui ne peut plus être dit en arabe, langue devenue impraticable pour elle, ni dans aucune autre langue de refuge. Ses gestes et mouvements lascifs, lents ou violents de danseuse orientale irriguent le film de leur poésie. Patric Chiha est réalisateur. Il vient en repérage pour un film qu’il doit tourner au Liban, pays qu’il n’a connu, enfant, que par les récits qu’on lui en faisait. Katia Jarjoura, journaliste, a couvert les conflits les plus violents de son époque, comme si l’exposition à une guerre qui lui avait été épargnée par l’exil était son seul espoir de rédemption pour une faute qu'elle n'a pourtant pas commise. Revenue exercer au Liban, elle reçoit une balle dans le ventre, une blessure qui la libère enfin de sa soif de guerre. Wajdi Mouawad, dramaturge et cinéaste reconnu, a renoncé au dernier moment à prendre l'avion pour Beyrouth. Jihane Chouaib le filme donc dans une chambre d’hôtel, à l’aéroport de Roissy. Allongé sur son lit, celui qui se dit « fils de Zeus » nous parle du Liban. À voir ses mains si expressives, à entendre ses mots, ses réflexions si justes, on comprend pourquoi certains le considèrent comme la voix vivante des Libanais de l’exil, ces « mutants » condamnés à un « chagrin infini et doux ». À ces destinées singulières se superpose celle de la réalisatrice, dont le récit de conteuse est livré en voix off. C’est elle qui guide le spectateur et lui donne à voir, à entendre et à sentir un peu de son propre Pays rêvé.

De ce film émergent deux Liban. Celui d’un Orient idéalisé dont le matériau du fantasme est fait du bruit du vent dans les peupliers à l’heure de la sieste, du marbre froid sous les pieds, de l’odeur du Vap anti moustique mélangé au jasmin, des mots de grand-mère, de l’arabe, de la voix triste de Fayrouz, de crème, de pistaches et de confiture de rose, des montagnes, de l’air moite de l’été ou de pignons de pin pris dans un sirop. Celui du film lui-même, de la caméra tremblante, de l'épure des décors, des plans de ruines, des souvenirs morcelés montrés à travers le cadre d’une fenêtre, d’un voile ou de rideaux déchirés, d’un trou dans le mur écroulé, de grilles ou de portes entrouvertes. Un Liban plus actuel mais toujours incomplet, à l’image de l’identité de ces exilés qui se sentent étrangers au Liban, comme dans leur pays d’adoption. Deux pays irréels, qui témoignent de la perturbation identitaire de ceux à travers lesquels il nous est donné de les découvrir. Une scène les convoque ensemble : l’éclosion dansée par Nada, quelque part sur une colline du Liban, sous un arbre à moitié déraciné qui continue pourtant de porter de belles branches.  

Juliette Lambron

Pays rêvé de Jihane Chouaib. Sorti en salle le 31 octobre 2012.

 

Semaine des Orients
De l'Orient des
Mille et Une Nuits aux Orients modernes, l'Europe nourrit depuis longtemps le fantasme d'un ailleurs envoûtant, parfois inquiétant, toujours mystérieux. Cette semaine d'automne lui est consacrée.