Un écrivain asiatique au pseudonyme saugrenu. Mo Yan, littéralement « celui qui ne parle pas », n'est pourtant pas à cours de mots. Premier écrivain de nationalité chinoise à recevoir le prix Nobel de littérature, il compte à son actif plus de quatre-vingts romans, nouvelles et essais. Avec seulement une petite dizaine de textes traduits en France ces vingts dernières années, Mo Yan reste un auteur à découvrir ou redécouvrir. Piquée par la curiosité, je me suis lancée dans un roman de plus de neuf cents pages pour cerner l'auteur et son univers.

La Dure Loi du karma commence avec la mort d'un propriétaire terrien, Ximen Nao. Un homme au cœur généreux, qui n'a jamais fait de mal à une mouche. Face au tribunal qui condamne son âme, il clame haut et fort qu'il est innocent et ne mérite pas les peines auxquelles on le destine. Exaspéré par les cris du pauvre homme, le roi des Enfers accepte de le réincarner. Mais le destin n'a pas fini de lui jouer des tours. Malgré les promesses du souverain infernal, l'âme du riche propriétaire terrien renaît dans le corps d'un ânon. Ce dernier devient un témoin pour le moins singulier de la vie au sein du petit village récemment quitté, et assiste à la mise en place du régime communiste. Ximen Nao se réincarne tour à tour en bœuf, cochon, chien, en singe, traversant les différents âges de la Chine communiste jusqu'à nos jours où il reprend enfin forme humaine. Toujours rattaché à son village, aux gens qu'il a connu dans sa première vie, toujours empreint des souvenirs de ses vies précédentes, Ximen Nao n'est jamais un animal ordinaire. Âne intelligent, bœuf contestataire, cochon acrobate, chien fidèle, singe coléreux, chacun laisse derrière lui une légende qui s'inscrit dans l'histoire du village. Et que Mo Yan, un personnage de l'histoire, un « petit drôle » qui ne sait pas tenir sa langue et finit toujours par faire des bêtises, retranscrit dans ses ouvrages imaginaires : La vésiculaire biliaire, le dit de l'âne noir, Récit de l'élevage de cochons...

Il y a dans ce roman un petit air rabelaisien. Mo Yan – le vrai, l'auteur – s'amuse avec les mots, les personnages et les lecteurs. On ne compte plus les digressions, les commentaires rétrospectifs à l'histoire, les épisodes à la limite du rêve et du fantastique – l'entraînement nocturne du bœuf marchant sur ses pattes arrières -, les passages truculents – l'âne se faisant voler un de ses testicules. Mo Yan, s'il joue de l'hyperbole et de l'absurde, nomme chaque chose par son propre nom. Point d'euphémisme ou de fausse pudeur. L'histoire de fond, celle de la Chine et du communisme, à travers ses hauts et ses bas, du travail forcé des « mauvais éléments » du village à la famine provoquée par le Grand bond en avant, reste toujours présente. On se demande même parfois pourquoi le livre n'a pas été censuré. Les mots sont durs, quelques personnages font figures de réfractaires au régime, comme Lan Lian, ce paysan qui refuse de se joindre à la collectivité et se proclame jusqu'à la fin fermier indépendant. Une certaine contestation du régime, sinon la mise en avant de ses limites et de ses déboires – sans jamais pourtant le désavouer -, se trouve dans le roman. Et pourtant, malgré cette trame de fond réelle et éprouvante, l'histoire fait rire. Grande farce, elle ne prend rien au sérieux. L'auteur joue de la dérision et de l'absurde. Comme le répète plusieurs fois Mo Yan : « il ne faut pas accorder de crédit aux dires d'un romancier ». Les personnages, animaux et humains – on finit par ne plus savoir qui est qui –, sont les acteurs d'un théâtre qu'est le village tout entier. Et selon l'auteur, toutes les péripéties du roman sont la faute du pénis de Ximen Nao qui a « emberlificoté un monde pourtant très simple au départ » !

Neuf cent soixante-dix pages qui défilent sans qu'on le remarque, six réincarnations au fil desquelles peu à peu les souvenirs s'estompent et la haine, la colère s'amenuisent. Ximen Nao peut enfin redevenir un homme et raconter son histoire. Son histoire dans l'Histoire. La boucle est bouclée.

                                                                                                                                             C. L.

MO YAN, La Dure Loi du karma, éditions du Seuil, Points, 2009, 973 p.

Pour en savoir plus : un interview de Mo Yan