Monter Outrage au public relève de la gageure. Le texte culte de Peter Handke qui, lors de sa création à Francfort par Claus Peymann en 1966, avait fait scandale, est aujourd'hui devenu un classique de la littérature théâtrale. Si peu d'artistes osent s'y confronter, les questions qu'il aborde, celles de la performance et de l'opposition présence-représentation, ont influencé l'ensemble du théâtre contemporain, y dessinant une ligne de démarcation essentielle. Le jeu, de nos jours, n'est plus une norme impérieuse, mais relève d'un choix de mise en scène : la présentation - de corps, d'actions scéniques, de textes, parfois - forme le véritable propos du théâtre. 
Comment, dès lors, donner une nouvelle vie à cette oeuvre, et conserver la force subversive qui la caractérise ? Comment retrouver la violence qui saisit à la première lecture, mais semble se dérober à toute reproduction ? La compagnie de KOE répond avec brio, en proposant au Théâtre de la Bastille la version française de son spectacle créé à Anvers en 2006. "Nous nous efforcerons [...] de ne pas jouer la pièce" déclare la note d'intention. Et en effet, ils ne jouent pas : pas d'intrigue, pas de personnage, mais des acteurs qui sont sur scène et y font quelque chose - en l'occurrence, écouter la radio, couper du pain, mixer des tomates, et dresser la table pour un festin gargantuesque... Une heure et demie durant
, on écoute le texte de Handke qui suscite, il faut l'avouer, un certain ennui : on reste à l'affût de l'outrage, du dérapage, de la surprise. Lumières allumées, adresse au public, anticipation de ses réactions : rien qui ne soit attendu, une lénifiante remise en cause du statut de spectateur, en somme. 
Car c'est bien de notre attente en tant que public qu'il s'agit chez Handke, et c'est précisément celle-ci que Peter Van den Eede et ses comédiens parviennent à endormir pour mieux nous insulter. Les dernières minutes du spectacle réussissent l'exploit de renverser totalement la perception de cette singulière expérience de théâtre : l'attente est trompée, les conventions bousculées, le pouvoir de la scène sur la salle proclamé. La transgression reste minime, on en convient, mais il n'en faut pas plus. C'est la magie de l'anti-théâtre qui opère ici : des spectateurs excédés quittent la salle, d'autres jubilent, d'autres encore grommèlent, bref, le public réagit. Pari tenu pour cet outrage ! Courrez-y : après tout, ce n'est qu'un mauvais moment à passer !

 

 

Outrage au public, texte de Peter Handke, mise en scène et conception Peter Van den Eede / De KOE. Jusqu'au 18 novembre au Théâtre de la Bastille. Renseignements et réservations sur www.theatre-bastille.com 

Johanne Peyras