Les Normes de régulation de l’activité des entreprises multinationales agissant en zone de conflit ou à déficit de gouvernance, Par Marie-Amelia Da Silva Marquez, mai 2015
Dans un contexte de mondialisation accrue, certaines entreprises multinationales ont appris « à se jouer de la diversité des ordres juridiques étatiques »[1] et de l'autonomie dont elles bénéficient sur les marchés internationaux pour délocaliser leurs activités productives vers les pays à moindre coût, tandis que d'autres ont profité de leur spécificité tant structurelle que trans-territoriale pour ne pas respecter le droit des contrats, le droit de l’environnement, le droit social, les droits humains et le bien-être des générations à venir. Certaines entreprises s'installent dans des zones à déficit de gouvernance, déréglementées, souvent conflictuelles. Il n'est en principe pas illégal pour une entreprise de développer des activités économiques dans ces zones et d'en tirer profit pour leur commerce et leur production[2]. Si l'investissement des entreprises comporte indéniablement des risques dans la mesure où l'instabilité politique, économique et sociale peut entraîner la perte de leurs investissements, les entreprises sont rarement complètement philanthropes et des raisons objectives justifient une telle prise de risque. En effet, l'investissement dans les zones de conflit présente un intérêt commercial évident. Tout d'abord, une grande partie des ressources énergétiques, minières et gazières de la planète se trouvent dans les zones les plus instables du globe[3]. Les grandes entreprises extractrices de minerais n'ont donc pas d'autres choix que d'y installer leurs activités. L'autre intérêt majeur réside dans le fait que ces zones ne sont que peu ou pas réglementées. Le cadre juridique y est parfois inexistant, les avantages sociaux et fiscaux pour les entreprises étrangères sont importants et, dans la plupart des cas, l’État hôte et les populations locales voient d'un œil bienveillant ces investissements. Toutefois, il en va différemment lorsque ces entreprises ont pu contribuer à attiser, voire aggraver, les conflits en se rendant notamment complices de violations de droits fondamentaux. L'entreprise multinationale, agissant ou non en zone de conflit, est-elle devenue irresponsable[4] ? Viole-t-elle les règles de conduite socialement édictées et sanctionnées s’imposant aux membres de la société sans toutefois « répondre d’un dommage devant la justice et [sans] en assumer les conséquences civiles, pénales, disciplinaires […] envers la victime ou la société »[5] ?
L'entreprise multinationale « reste dans une situation ambigüe vis-à-vis du droit international […] elle n'est qu'imparfaitement saisie par lui »[6]. Traditionnellement, le droit international ne régit que les membres de la société internationale : les Etats et les organisations internationales. Dès lors, l'apparition d'obligations internationales s'imposant aux entreprises est moins aisée à expliquer dans le cadre du droit international classique[7]. Pourtant, l’instauration d’obligations internationales à la charge des entreprises multinationales revêtait une importance et une dimension toute particulière pour les entreprises opérant en zone de conflit ou à déficit de gouvernance. A partir des années 1970, les organisations internationales à l'instar de l'ONU ou de l'OCDE ont vainement essayé d'encadrer et de réglementer de façon contraignante l'activité des entreprises multinationales par le biais de la hard law[8]. Face à cet échec, dû notamment à l'hostilité de nombreux Etats développés soucieux de protéger leurs intérêts particuliers, la seule brèche ouverte pour la régulation de l'activité des entreprises multinationales fut de recourir au mécanisme de la soft law[9]. La prise de conscience de la puissance économique – voire politique des entreprises – s'est accompagnée d'un vaste mouvement mondial de responsabilisation des entreprises afin « d'affirmer, puis affermir le contrôle sur [leurs] activités »[10] pour que « la libéralisation des échanges et des investissements ne se fasse pas au détriment des droits sociaux et de la protection de l'environnement »[11]. Le concept de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) apparut. Cette notion de responsabilité ne correspond pas à la violation d'une obligation primaire mais doit être envisagée comme l'expression d'une nouvelle éthique des relations économiques internationales, comme un standard auquel tout opérateur économique doit se conformer[12]. Le développement du concept de RSE s'est accompagné d'un florilège de normes éthiques, sociales et environnementales, non contraignantes, contenues dans des codes de conduite, Déclarations et Principes. Il s'agit là d'une sorte de phénomène normatif spontané dans la mesure où tous les membres de la société internationale ont élaborés des codes de conduite à l'intention des entreprises qui - pour la plupart - s'y sont volontairement soumises. Les Principes directeurs à l'intention des entreprises multinationales, adoptés le 21 juin 1976 par l'OCDE[13], en sont l'illustration parfaite. S'agissant plus spécifiquement des zones de conflit, très rapidement, l'OCDE a mis en exergue le fait que les entreprises multinationales opérant dans ces zones, souvent plus puissantes que les Etats hôtes, devraient veiller au respect des droits fondamentaux faute de quoi elles risqueraient de se rendre complices par action ou par omission des violations commises[14]. L'ONU et l'OCDE voulurent mettre fin à l'impunité dont pouvaient bénéficier les entreprises opérant dans de telles zones[15]. Les codes de conduites édictés par l’OCDE notamment ne semblaient appréhender que de façon indirecte, par renvoi, l’activité des entreprises en zone de conflit ou à déficit de gouvernance. Nonobstant, il ne semble pas qu’il faille en déduire que la question de l’activité des entreprises dans de telles zones ne nécessite pas un traitement distinct, spécifique par rapport à la problématique générale de l’encadrement de l’activité des multinationales. Ces dernières années, des codes de conduite exclusivement destinés à la question des activités commerciales en zone de conflit se sont développés. Dans le cadre de ce travail et par soucis de concision, seront uniquement envisagés les codes de conduite s'accompagnant d'un mécanisme de contrôle de leur application, à l'instar du mécanisme de règlement des différends des Points de contacts nationaux prévus pour les Principes directeurs de l'OCDE.
L'intérêt du sujet est de distinguer dans le florilège des codes de conduite, qui n’ont cessé de se développer ces dernières années, ceux qui s'adressent directement ou indirectement aux entreprises opérant en zone de conflit ou à déficit de gouvernance afin d’analyser leur efficacité et effectivité. Il s’agira d’envisager dans quelle mesure la réglementation non contraignante applicable à l'activité des entreprises agissant notamment en zone de conflit ou à déficit de gouvernance semble poser les prémices d'une régulation non dénuée d'efficacité de l'activité des entreprises agissant dans de telles zones ?
Ainsi, dans un premier temps, il conviendra d’analyser l'évolution du cadre normatif applicable à l'activité des entreprises opérant en zone de conflit pour ensuite, dans un second temps, s’interroger sur la portée et l'effectivité de ce cadre normatif sur la régulation de l'activité des entreprises agissant en zone de conflit.
I. L'évolution du cadre normatif applicable à l'activité des entreprises agissant en zone de conflit : une meilleure prise en compte des spécificités des zones de conflit
Si les codes de conduite universels n'appréhendent que partiellement la question de l'activité des entreprises en zone de conflit (A), on assiste à l'émergence de principes et de normes de soft law adaptés aux spécificités des activités commerciales en zone de conflit (B).
A. La prise en compte limitée des spécificités des zones de conflit et des zones à déficit de gouvernance par les codes de conduite à vocation universelle
Les Principes directeurs à l'intention des entreprises multinationales de l'OCDE revêtent la forme de recommandations que les gouvernements adressent aux entreprises multinationales afin de favoriser leur conduite responsable dans divers domaines[16]. En dépit du caractère volontaire et juridiquement non contraignant de ces Principes, dont le non-respect n'entraîne aucune sanction pour les entreprises, les Principes sont devenus de véritables standards minimums à respecter[17]. Ces Principes directeurs sont le témoin d'un consensus initial - autour d'un noyau dur de valeurs universelles issues de divers instruments telles que la DUDH de 1948, la Déclaration de l'Organisation Internationale du Travail sur les principes et droits fondamentaux au travail, la Convention anti-corruption de l'OCDE de 1997 - entre les parties prenantes. Il incombe aux entreprises originaires des pays adhérents aux Principes ou opérant dans un pays adhérent d'en assurer le respect partout où elles agissent[18]. Ces Principes directeurs constituent un instrument unique dans la mesure où, actuellement, en matière de RSE, il est l'instrument le plus complet approuvé par les gouvernements. Nonobstant, les Principes directeurs restent silencieux quant à la question spécifique des zones de conflit. Certains Principes directeurs portent toutefois sur des situations fréquentes en zone de conflit laissant ainsi envisager leur applicabilité potentielle, du moins partielle, aux entreprises opérant en zone de conflit. Citons, à ce titre, les dispositions relatives à la corruption, aux dommages environnementaux (à l'instar de ceux causés par les entreprises minières et pétrolières pour l'extraction de ressources naturelles en zone de conflit comme l'entreprise Shell au Nigeria), à l'interdiction de recourir au travail des enfants (l'exploitation de l'or, diamants, coltan lors du conflit en RDC par les enfants) et, depuis la révision en 2011 des Principes directeurs, le Chapitre IV regroupant toutes les dispositions en matière des Droits de l'Homme et droits humains. Face au manque de dispositions s’adressant exclusivement à la question de l'activité des entreprises en zone de conflit, les juristes et praticiens essayèrent d'établir les principes et les normes qui pourraient combler cette lacune. Afin de réguler l'activité économique dans les zones de conflit ou à déficit de gouvernance, deux éléments ont été renforcés : la protection des droits de l'homme pour en finir avec l'impunité des acteurs économiques et le volet préventif en s'adressant aux entités économiques qui permettent aux menaces à la paix et à la sécurité internationales de perdurer. Certaines activités économiques peuvent exacerber les hostilités et être clairement illégales au regard du droit national de l’État sur le territoire duquel les activités sont accomplies. Or, si les entreprises doivent respecter les lois de l’État hôte, il arrive que, dans ces zones, l’État, évanescent, n'a souvent plus les moyens ou la force de faire appliquer ses lois nationales et d'engager des poursuites à l'encontre de ceux qui les violeraient[19]. Dès lors, les entreprises agissant dans ces zones doivent faire l’objet d’une attention accrue.
B. L'émergence d'initiatives adaptées aux enjeux de la régulation de l'activité des entreprises en zone de conflit
Si les codes de conduite reconnus au niveau international et faisant autorité sont généralement à vocation universelle, on assiste, depuis le XXIème siècle, à l'émergence de codes plus précis visant à s'appliquer exclusivement aux activités économiques dans les zones de conflit ou à déficit de gouvernance, à savoir des zones où les autorités sont incapables ou peu désireuses de remplir leurs obligations en matière d'administration publique et de respect des droits de l'homme[20]. Ce phénomène est le fruit d'une étroite collaboration entre l'ONU et l'OCDE qui s'engagea à la suite de la publication, en 2002, d'un rapport du Panel d'Expert des Nations Unies sur l'exploitation illégale de ressources naturelles en RDC. Dans un premier temps, l'OCDE publia en 2004 son projet de Guidelines for multinational enterprises conducting business with integrity in weak governance zones. Ce projet dressait un panorama des difficultés susceptibles d'être rencontrées par des entreprises se trouvant en zone de conflit mais couvrait un champ ratione loci et ratione materiae très étroit puisqu'il portait exclusivement sur l'activité des entreprises en RDC. En 2011, il fut remplacé par le Guide sur le devoir de diligence pour des chaînes d'approvisionnement responsables en minerais provenant des zones de conflit ou à haut risque. Ce guide répondait à une véritable demande de la communauté internationale puisque c'est le G8 réunit en 2009 qui incita l'OCDE à se pencher sur la question de la réglementation du commerce de minerais en zone de conflit. Ce guide est le fruit d'un long processus de négociation et d'une collaboration étroite entre les Etats, les industriels et la société civile, confrontés aux difficultés liées au commerce des diamants de sang en Sierra Leone et aux minerais de sang en RDC. Il vise à « favoriser des chaînes d’approvisionnement en minerais transparentes et un engagement durable des entreprises dans le secteur des industries extractives en vue […] d’empêcher que l’extraction et le commerce des minerais ne soient une source de conflit, d’atteintes flagrantes aux droits humains et d’insécurité »[21]. Les entreprises doivent éviter d'avoir, du fait de leurs activités, des incidences négatives dans les domaines visés notamment par les Principes directeurs. Elles doivent, dans la mesure du possible, encourager leurs partenaires commerciaux, fournisseurs et sous-traitants à appliquer ces principes de conduite responsable. Bien qu'il s'agisse de dispositions d'application volontaire, elles sont soutenues notamment par l'ONU et l'OCDE, disposant d'une large sphère d'influence, permettant de faire pression sur les opérateurs économiques qui seraient réticents à la mise en œuvre de ce guide. A ce titre, le Conseil de Sécurité des Nations Unies, dans sa résolution 1952 en 2010, invitait les Etats et entreprises à donner suite aux recommandations sur le devoir de diligence.
Par ailleurs, en 2006, le Conseil de l'OCDE mit en place un Outil de sensibilisation aux risques destiné aux multinationales opérant dans des zones de déficit de gouvernance. Cet outil[22] recense les risques et les défis éthiques que les entreprises peuvent affronter dans les zones à déficit de gouvernance, ces zones n'offrant pas les mêmes possibilités et garanties aux investisseurs étrangers que les zones pacifiques[23] et insiste sur la nécessité pour les entreprises d'être disposées à assumer les conséquences de leurs investissements[24]. Très pédagogique, revêtant la forme d'une série de questions que les entreprises devraient se poser lorsqu'elles envisagent d'investir dans de telles zones et durant toute la durée de leurs investissements, il s'agit d'un outil de gestion, ne faisant aucune prescription et dont l'aspect innovant repose sur une référence explicite au Droit international humanitaire[25]. Il convient de noter que, contrairement aux Principes directeurs, cet Outil ne peut servir de base pour déposer une plainte auprès d'un PCN. Pour autant, certains PCN n'hésitent pas à en faire directement référence et à l'utiliser comme une source complémentaire d'informations lors de l'analyse de plaintes déposés à l'encontre d'une entreprise se trouvant en zone de conflit, à l'instar du PCN britannique dans l'affaire Global Witness v. Afrimex[26], ou lorsqu'elles sont confrontées à des questions tels que les investissements responsables en zone de conflit.
II. L'insuffisance partielle des mécanismes de contrôle du cadre normatif applicable à l'activité des entreprises multinationales
Si, d'emblée, le mécanisme de contrôle des normes de soft law régulant l'activité des entreprises semble souffrir d'un handicap structurel flagrant (A), les bénéfices cachés sous-jacents de ces normes de soft law et des Points de contacts nationaux sont indéniables (B).
A. L'apparente impuissance structurelle des Points de contact nationaux
L'originalité des Principes directeurs de l'OCDE réside dans l'ambition d'un mécanisme non juridictionnel de règlement des différends – les Points de contact nationaux (PCN) – cherchant à assurer la mise en œuvre effective d'un corps de principes et de normes en matière de RSE dépourvus de valeur juridique contraignante pour leurs destinataires, les entreprises. L’efficacité des Principes directeurs de l’OCDE paraît étroitement liée à l’efficacité des PCN et inversement. Pendant les dix premières années de sa vie, le mécanisme de règlement des différends des PCN fut marqué par son impuissance structurelle. L'un des premiers problèmes auxquels les PCN sont confrontés lors d'une saisine notamment par une ONG ou un syndicat est d'amener les entreprises à s'engager dans le processus de règlement des différends. En effet, les PCN ne sont pas des juridictions. Les dispositions même des Principes directeurs de l’OCDE ne laissent aucun doute sur ce point : « Le PCN contribuera à la résolution des questions soulevées par la mise en œuvre des Principes directeurs dans des circonstances spécifiques »[27] et proposera, si la question posée le justifie, « de bons offices » pour « tenter de contribuer de manière informelle à son règlement »[28]. Les entreprises ne sont pas obligées de s'engager dans le processus de règlement du différend : « le PCN proposera et, avec l’accord des parties impliquées, facilitera l’accès à des moyens consensuels et non contentieux, tels que la conciliation ou la médiation […] »[29], elles ne sont également pas obligées de fournir les informations nécessaires à la prise d'une position sur leurs violations présumées. Le caractère non juridictionnel des PCN explique leur impuissance face notamment à une multinationale qui refuserait de dévoiler des informations économiques, commerciales, financières, souvent confidentielles. Or, il est un peu paradoxal qu'un mécanisme de règlement des différends – même non contentieux – ne puisse exiger des informations et enquêter pour prouver ou non la véracité des faits allégués. Les PCN manquent d'un pouvoir de nature à contraindre les entreprises et leur non participation n'entraîne, pour elles, juridiquement aucune conséquence néfaste. Par ailleurs, il arrive que certains PCN aient refusé de mener des investigations. A titre d'exemple, on peut citer la plainte déposée par Right and Accountability in Development, faisant suite aux allégations du Panel d'experts des Nations Unies[30], selon laquelle la compagnie britannique Das Air violait les dispositions des Principes directeurs de l'OCDE en contrevenant à la convention internationale sur l'aviation civile en survolant des zones de conflit et en manquant à son devoir de diligence en n'analysant pas l'origine de la provenance des minerais transportés entre la RDC et l'Ouganda. Le PCN britannique accepta très tardivement de lancer une enquête[31]. Enfin, il importe de noter la regrettable absence d'un mécanisme venant contrôler la mise en œuvre tangible des recommandations adressées par les PCN aux entreprises. L'affaire opposant une ONG zambienne à l'entreprise canado-suisse Mopani Copper Mines exploitant des minerais de cuivre et de cobalt illustre parfaitement ce constat. Cette entreprise s'était rendue coupable, en Zambie – zone instable du Sud de l'Afrique - de violations des Droits de l'Homme en expulsant les hommes de leurs terres, dépendant de l’agriculture de subsistance. Le PCN canadien était parvenu à un accord entre les parties prenantes mais l'expulsion des agriculteurs persista. A la différence des juridictions nationales ou internationales pouvant infliger des mesures répressives en cas d'inobservation d'une loi ou réglementation, les PCN n'ont aucun pouvoir de contrainte et de sanction en cas de non conformité de l'entreprise à sa recommandation. Toutefois, ce système de contrôle et de règlement des différends répond à la nature non contraignante des Principes directeurs. Il ne faut pas conclure à l'inefficacité de ce mécanisme[32].
B. L'efficacité indirecte des codes de conduite et des Points de contacts nationaux
Tout d'abord, d'aucuns se sont demandés si les Principes directeurs pouvaient se transformer, en raison de leur valeur universelle et consensuelle, en normes de hard law[33]. Les Principes directeurs font globalement l'objet d'un consensus, la participation pluripartite à leur élaboration renforce leur légitimité démocratique et leur permet d'innerver des législations nationales contraignantes. En réalité, ces Principes directeurs sont des normes pouvant être adaptées aux contextes nationaux en vue de leur intégration dans les législations nationales. S'agissant des zones de conflit, certains auteurs à l'instar de L. C. BACKER soutiennent que les codes de conduite de valeur universelle ainsi que ceux exclusivement relatifs à la régulation de l'activité des entreprises en zone de conflit révêlent « the importance of soft law principles as a substitute for hard law in weak government areas, and the power of transnational legal standards to supplement and supplant national standards »[34]. En somme, ces normes non contraignantes viendraient combler les lacunes juridiques des zones déréglementées. En l'absence d'un socle de normes juridiques nationales contraignantes pour appréhender la question des investissements étrangers sur leur territoire et en l'absence notamment de normes sociales et environnementales à respecter, les normes des codes de conduite pourraient directement contribuer – de manière efficace - à la régulation de l'activité des entreprises agissant en zone déréglementée. Elles pourraient ensuite se cristalliser et constituer un solide socle pour l'élaboration par l’État hôte, une fois sorti de crise, de législations nationales à ce sujet. Par ailleurs, par des mécanismes détournés, il semble possible de donner une véritable force obligatoire à un code de conduite. Par exemple, selon la directive de l'Union Européenne sur les pratiques déloyales, une entreprise adoptant un code de conduite, à condition que cet engagement soit ferme et véritable et qu'elle indique être liée par ce code dans le cadre d'une pratique commerciale, sera juridiquement contrainte d'en respecter le contenu[35]. Une entreprise cocontractante insérant une référence à son propre code de conduite interne dans un contrat pourrait être sanctionnée devant les juridictions nationales compétentes en cas de non-respect. Dès lors, les clauses contractuelles constitueraient-elles un instrument efficace pour imposer un droit fondamental, une norme sociale ou environnementale aux entreprises contractantes[36] ?
Malgré les faiblesses apparentes, il semble que le mécanisme de règlement des conflits des PCN produit des effets indirects qui pourraient finalement rendre les PCN aussi efficaces qu'un mécanisme conventionnel de règlement des différends. En effet, si les PCN n'ont pas le pouvoir de sanctionner les entreprises ayant méconnu les Principes directeurs, les PCN disposent d'un pouvoir de sanction douce se manifestant notamment à travers les effets des déclarations finales sur la réputation des entreprises concernées par les plaintes. En effet, dans un contexte de mondialisation accrue et d'accès illimité aux informations, pour les grandes entreprises multinationales, « la réputation, en tant qu'actif intangible »[37] revêt une grande valeur. Elles encourent un risque de réputation des plus importants du fait de la diversité et de la complexité de leurs activités et de leurs relations d'affaires. Les recommandations des PCN n’ont certes pas de valeur juridictionnelle mais une forte portée liée au risque d’atteinte à l’image de l’entreprise, voire même aux implications potentielles sur les investisseurs des sociétés visées. Logiquement, on peut penser que pour préserver leur réputation, ces entreprises seront prêtes à réparer les dommages causés, à suivre la voie d'une mise en conformité avec les codes de conduite et à prendre des initiatives tangibles en matière de RSE. On imagine aisément à quel point la réputation d'une entreprise peut être affectée par une plainte déposée auprès d'un PCN. D'autant plus que depuis la révision des Principes directeurs en 2011, les PCN doivent respecter le principe de transparence. Désormais, il est permis aux plaignants d'annoncer publiquement le dépôt d'une plainte et de communiquer sur le contenu de la plainte lors de la phase initiale de la procédure[38]. Certains PCN annoncent publiquement l'identité des parties et les résultats de la phase d'évaluation initiale. Enfin, après qu'une médiation ait eu lieu ou ait été tentée, une déclaration finale doublée de recommandations à l'égard de l'entreprise sont obligatoirement publiées. Ainsi, privées de valeur juridictionnelle, les recommandations des PCN n'en sont pas moins revêtues d'une forte portée morale et sociale. Il s'agit là de l'application du principe de Name and Shame selon lequel la désignation d'une entreprise multinationale comme coupable d'une violation suffit pour la punir et cela même en l'absence d'une sanction civile, administrative ou pénale. L'atteinte à la réputation produira les effets d'une sanction juridique, sans pour autant en être une, dans la mesure où l'entreprise sera de facto obligée de réparer les dommages causés et de se mettre en conformité avec les codes de conduite si elle souhaite améliorer sa bonne réputation, maintenir ses activités économiques intactes. A titre d'exemple, l'entreprise canadienne Talisman Energie adopta une politique de droits de l'homme pointilleuse à la suite de la publication par le PCN canadien de ses atteintes aux droits de l'homme lors de l'exploitation de ressources naturelles au Soudan, en période de conflit armé. A la suite de l'affaire Global Witness contre Afrimex en 2008, dans laquelle la société britannique Afrimex était accusée de violation d'au moins six Principes directeurs de l'OCDE et de l’Outil de l’OCDE de 2006 en achetant des minéraux à de sociétés payant des taxes aux groupes rebelles et en alimentant le conflit en RDC, Afrimex formula un document sur la RSE interne à l'entreprise[39]. L'atteinte à la réputation semble être devenue la sanction la plus efficace des entreprises en matière de RSE puisque plusieurs plaintes déposées auprès des PCN ont attiré l'attention des médias permettant ainsi à l'opinion publique de sanctionner moralement, rapidement et efficacement, les entreprises.
Il serait inexact d’affirmer que les recommandations des PCN sont aussi efficaces qu’une sanction juridique. Toutefois, force est de constater que le système des PCN n’a cessé d’évoluer et s’est considérablement renforcé, notamment depuis la révision de 2011. Le mécanisme de règlement des conflits des PCN produit des effets indirects qui semblent pouvoir les rendre tout aussi efficace qu’un système plus classique de règlement des différends.
Bibliographie
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- OCDE, 2006, Outil de sensibilisation aux risques destiné aux multinationales opérant dans des zones de déficit de gouvernance
[1] H. ASCENSIO, « Rapport introductif », in H. GHERARI et Y. KERBRAT, L'entreprise dans la société internationale, Journées internationales du CERIC, Pedone, 2010, p. 15.
[2] P. FEENEY, T. KENNY, « Conflict Management and the OECD Guidelines for Multinational Enterprises », in K. BALLENTINE, H. NITZSCHKE, Profiting from Peace. Managing the Resource Dimensions of Civil War, Boulder, London, 2005, p. 349.
[3] Les mines d'extraction des principaux minerais exploités (or, diamants, étain, coltan, tantale, tungstène) se trouvent au Sud du continent africain.
[4] Avant tout, il est essentiel de rappeler qu'il est difficile de condamner l'action des entreprises multinationales ou de les absoudre si l'on n'est guère d'accord sur ce qu'est une entreprise multinationale. Dans la Déclaration de l'OCDE de 1976, une définition d'entreprise multinationale fut esquissée : l'entreprise multinationale – quelque soit son origine publique et privée et sa forme – est caractérisée par l'existence de plusieurs établissements dans différents pays, l'existence d'un lien entre ces établissements et la capacité pour l'un de ces établissements d'exercer une influence importante sur les autres.
[5] G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, PUF, 10ème éd., 2014, p. 917.
[6] H. ASCENSIO, Op Cit., p. 30.
[7] H. ASCENSIO, Op. Cit., p. 31.
[8] On a pu assister au développement de conventions internationales cherchant à établir une coopération interétatique afin de contrôler ou réprimer les activités internationales illicites telles que la corruption, le blanchiment ou le non-respect des règles de concurrence. Par ailleurs, les entreprises sont soumises aux règles du droit international public dans le cas particulier où elles concluraient un contrat avec un Etat.
[9] L. C. BACKER, « Small steps towards an autonomous transnational legal system for the regulation of multinational corporations », Melbourne Journal of International Law, 2009, vol. 10, p. 2.
[10] D. CARREAU., P. JUILLARD., Droit international Economique, Précis Dalloz, 2013, 5è édition, p. 47.
[11] Y. KERBRAT, « La responsabilité des entreprises peut-elle être engagée pour des violations du droit international ? », in H. GHERARI, Y. KERBRAT, L'entreprise dans la société internationale, Pedone, Paris, 2010, p. 94.
[12] L'une des définitions les plus reprises est celle de la Commission européenne : « l'intégration volontaire de préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».
[13] Les 34 Etats membres de l'OCDE ainsi que 12 autres Etats ont adhéré à ces instruments.
[14] E. DECAUX, La responsabilité des entreprises multinationales en matière de droits de l'homme, Bruylant, 2010, p. 150.
[15] Une entreprise peut notamment se rendre complice des violations des droits de l'homme perpétrées par l’État hôte en conflit et ses ressortissants. Ex : en Angola, République Démocratique du Congo (RDC), Birmanie...
[16] Rapport annuel de 2013 sur les Principes directeur de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales.
[17] P. JUILLARD, « Le « suivi » des instruments O.C.D.E. du 21 juin 1976 (Déclaration et décisions sur l'investissement international et les entreprises multinationales) », L'Effectivité des organisations internationales. Mécanismes de suivi et de contrôle, S.F.D.I., Paris, 2000, p. 184.
[18] Ainsi, seule une entreprise originaire d'un pays non-adhérent déployant ses activités dans des pays non adhérents échappe au champ d'application spatial – assez vaste – de cet instrument.
[19] P. FEENEY, T. KENNY, Op. Cit., p. 348.
[20] L. LIBERTI, « The OECD Risk Awareness Tool for Multinational Enterprises in Weak Governance Zones », International Law Association, British Branch, mai 2008, p. 3.
[21] Guide de l'OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d'approvisionnement responsable en minerais provenant de zone de conflit ou à haut risque, p. 3.
[22] Cet outil a été élaboré par le Comité de l'investissement de l'OCDE chargé du suivi des Principes directeurs http://www.oecd.org/fr/investissement/mne/wgz.htm
[23] Risques et dilemmes éthiques que les entreprises sont susceptibles d'affronter dans six principaux domaines tels que le respect de la loi et des instruments internationaux, la vigilance accrue dans la gestion, les activités politiques, la connaissance de la clientèle et des partenaires commerciaux, la nécessité de révéler les mauvaises pratiques, le rôle des entreprises dans les sociétés à déficit de gouvernance.
[24] L. LIBERTI, Op. Cit., pp. 1-6.
[25] Par exemple, on constate un silence de l'outil sur la question de savoir si une multinationale doit abandonner un projet d'investissement ou cesser son activité ayant lieu dans une zone de faible gouvernance s'il est certain qu'elle ne peut opérer sans violer les droits de l'homme.
[26] R. BISMUTH, « Mapping a responsability of corporation for violation of international humanitarian law sailing between international and domestic legal orders », Denver Journal of International Law and Policy, 2010, vol. 38, n°2, p. 215.
[27] Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, Partie II C) « « Procédure de mise en œuvre des Principes directeurs de l’OCDE », OCDE, 2008, p. 38.
[28] Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, OCDE, 2008, p. 65.
[29] Partie II C) 2) d) des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, OCDE, 2008, p. 38.
[30] Liste des entreprises établie par le rapport du Panel d'experts des Nations Unies en 2002 concernant l'exploitation illégale de ressources naturelles et d'autres formes de richesse en République Démocratique du Congo.
[31] Le coltan provenait de zones contrôlées par les rebelles. A la suite des pressions, le PCN rendit son rapport final en 2008.
[32] L. LUNDE, M. TAYLOR, « Regulating Business in Conflict Zones : Challenges and Options », in K. BALLENTINE, H. NITZSCHKE, Profiting from Peace. Managing the Resource Dimensions of Civil War, Boulder, London, 2005, p. 324.
[33] D'aucuns ont indiqué qu'il existait des éléments favorables à l'intégration de certains Principes directeurs dans le droit coutumier international. Cela rendrait le respect des Principes directeurs obligatoire en les faisant basculer dans le domaine du hard law. Voir notamment Y. QUEINNEC, « Les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales : Un statut juridique en mutation », Juin 2007, Association Sherpa, Fiches pédagogiques, pp. 24-26.
[34] L. C. BACKER, Op. Cit., p. 49.
[35] Article 6. 2. b de la Directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales.
[36] L. HENNEBEL, G. LEWKOWICZ, « Corégulation et responsabilité sociale des entreprises » in T. Berns, P-F. Docquir, B. Frydman, L. Hennebel, G. Lewkowicz, Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruylant, 2007, p.175.
[37] J-M. CARDEBAT, P. CASSAGNARD, « La responsabilité sociale des entreprises comme instrument de couverture du risque de réputation », in La responsabilité sociale de l'entreprise. Nouvelle régulation du capitalisme ?, Presse Universitaire du Septention, 2011, p. 76.
[38] Le PCN accuse réception de la plainte et analyse si les problèmes soulevés exigent un examen approfondi.
[39] L. C. BACKER, Op. Cit., p. 24.