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La bulle dans le texte et la douleur d’être soi

À travers le récit écrit et dessiné de son homosexualité, le roman graphique de Jules Pales nous propose un nouveau support d’expression artistique.

 

 

« Cet autre moi que j’observe, l’âme noire et rêveuse, me projette dans un temps qui ne m’appartient plus. Qui n’existe plus. Â» Dès le commencement de l’ouvrage, l’auteur annonce une histoire personnelle, emplie de souvenirs et réminiscences. Il revient sur une partie de sa vie qui s’étend de l’adolescence à ses premières expériences de jeune adulte. Un roman chronologique comme un journal intime, dont la trame s’appuie sur les sentiments et émotions qu’il a vécues et subies. La violence en comprenant ses désirs  (« Je suis mort. Je ne suis plus rien Â»). Les pleurs de ses proches lors du coming-out. La découverte du monde gay, la pression des normes sociales établies dans le cercle familial. Le « je ne t’aime plus Â», terrible, qu’il ne veut pas entendre. Chacune de ces souffrances le dévore et remet continuellement son identité en question. Jules Pales intègre dans À chaque ombre de mes pas… ce personnage, lui-même, dont la douleur lancinante agit comme une purgation des passions.

 

Or l’emploi successif de l’écrit et du dessin intensifie cette violence, en offrant mille nuances dans l’expression de la souffrance. La structure du récit fait d’abord alterner distinctement le texte et la bulle ; mais bientôt les deux médiums d’expression se mélangent pour ne plus faire qu’un. La typographie des lettres se transforme en corbeaux, symboles du malheur. Du texte sort d’une tasse de café,  telle la fumée opaque des pensées. Chez Jules Pales le dessin et l’écrit ne sont pas simplement dépendants l’un de l’autre mais ils fusionnent et créent un nouveau support artistique. Comme une mise en abyme, nous plongeons dans un récit où le narrateur lui-même écrit l’ébauche du livre. Nous réalisons que la trame n’est pas seulement celle d’une homosexualité à la première personne, il s’agit de l’histoire d’un amoureux des lettres et du dessin qui, sans choisir entre ces deux formes d’art, réussit à les imbriquer l’une dans l’autre. Le dernier chapitre est vécu comme une apothéose où les nommer et les différencier n’a désormais plus de sens. C’est un tout.

 

Cette passion suit le personnage dans tous les événements de sa vie. Une case dessinée le représente, à dix-huit ans, en train d’écrire sa déception et sa peur après l’annonce de son homosexualité à sa famille. Un peu plus loin, un paragraphe le décrit à une table de café, esquissant le croquis d’un amant. Il a vingt ans. Sa découverte de la sexualité est traduite par un florilège de détails dans l’iconographie et de descriptions dans le texte. Aucune censure. « Un corps massif qui m’écrase et me rend heureux. Une chaleur qui me transperce. Un baiser. Un sexe qui me pénètre et me fait jouir. Du sperme. La sueur. Rien de plus qu’un plaisir humain dans ce besoin animal. Â» Les propos sont crus et évocateurs. Nous y retrouvons la manière employée par Edmund White pour parler de ses pratiques sexuelles (notamment dans La Symphonie des adieux, Plon, 1997). Le dessin ne s’interdit pas d’illustrer une sodomie, une masturbation, à la façon du Journal de Fabrice Neaud (publié lui aussi chez Ego comme X). Dans ces moments, notre regard est celui d’un voyeur inconscient. Nous ne pouvons nous défaire de ces images personnelles, qui nous sont imposées par le récit, le narrateur. Elles sont l’expression de l’intimité du Jules personnage. C’est justement cette intimité qui caractérise l’ensemble de ce roman graphique. Du journal intime. Et qui nous fait nécessairement éprouver une certaine empathie avec le personnage, avec sa souffrance.

 

Sans doute la perte du grand amour est-il l’élément qui permet une projection presque totale. Qui ne l’a pas vécu, qui n’en a pas souffert ? Il n’est désormais plus question de sexualité ou d’orientation sexuelle. Le sentiment pour Sébastien, omniprésent durant la presque totalité du récit, se déploie progressivement jusqu’à son paroxysme dans le troisième et le quatrième chapitres. L’intrigue est posée définitivement, cette recherche du bonheur à travers l’amour de l’autre. L’œuvre de Fabrice Neaud s’impose alors comme une source d’inspiration centrale. Le traitement de la perte de l’être aimé y est le même. La douleur et l’impossibilité de penser son existence sans lui. L’enfermement mental face aux réalités vécues avec violence. Le désespoir du personnage augmente et nous laisse dans l’attente terrible du suicide, seule fin imaginable à l’œuvre. Pourtant Jules ne mourra pas. Au contraire, il dépassera sa douleur en traitant ses souvenirs comme des photographies, matérielles donc et qui parlent d’un temps éteint, un temps « qui ne [lui] appartient plus. Qui n’existe plus. Â»

 

 

Gwendal Fossois

 

À chaque ombre de mes pas… de jules pales

Ego comme X, 2010, 254 pages, 26 €

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