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Etats de rien : la possibilité d'un autre
("Etat de riens", en murguisme)
Etat de riens est l'unique essai connu à ce jour de Baptiste Murgaud. Né en 1946 en Argentine, disparu en 1984 à Paris, cet auteur laisse un témoignage singulier, tiré de l'oubli par le psychiatre Pierre Maus.
Celui-ci prit en charge le jeune homme lors de ses séjours à l'Etablissement Spécialisé de Santé de Ville-Evrard. Il publia des extraits de ses écrits dans un ouvrage de vulgarisation médicale, et attira ainsi l'attention de deux universitaires spécialisés en littérature contemporaine : Armande Bernard et Stéphane Bousserrau. Ces derniers, touchés et intrigués par ces "fragments", obtinrent de l'hôpital psychiatrique qu'il ouvrît ses archives. En 2006, ayant pu accéder aux manuscrits originaux, ils publièrent à leur tour les écrits de B. Murgaud, mais cette fois dans une revue littéraire ("Etat de riens : découverte de l'autre", in Les Verticales, n°11, Paris, 2006), en préservant l'intégralité de l'unique écrit abouti qu'ils purent reconstituer, un essai d'une quinzaine de pages.
Pour la première fois, plus de vingt ans après sa mort, Baptiste Murgaud quittait le statut de spécimen médical pour celui d'écrivain à part entière, reconnu pour ses qualités littéraires. Cette renaissance provoqua une certaine effervescence dans le milieu intellectuel français ; certaines plumes le qualifièrent de génie, osant des comparaisons hasardeuses avec des artistes tels qu'Antonin Artaud ou Camille Claudel, qui n'avaient de commun avec lui que la création artistique née entre les murs d'une même institution.
La vie de Murgaud fut celle d'un marginal. Sa biographie ne témoigne d'aucune relation avec le milieu littéraire de l'époque : nulle trace de correspondance, aucune publication, aucune formation. Cet autodidacte apprit le français à l'âge de vingt-et-un ans, en quittant son pays natal. De la France, il connut principalement l'univers psychiatrique : Sainte-Anne, Ville-Evrard, Quinze-Vingt ; son trouble fut décrit comme "schizophrène et bipolaire". Sa biographie est faite de transferts, de sorties, de retours. De visites médicales, de diagnostics... Et d'écriture. Mais combien d'œuvres perdues ? Combien de jours, de semaines pour l'écriture d'Etat de riens ?
En quelques pages fébriles, nous pénétrons un univers troublant. S'il est court, ce texte n'en est pas moins foisonnant. Difficile, à la première lecture, de tirer des traits de comparaison avec ses contemporains ou prédécesseurs : c'est un sentiment de déroute qui l'emporte. L'entreprise est extrême, la langue affûtée. B. Murgaud nous conte une histoire dans une narration qui a tous les critères de l'autobiographie. Cependant le "je" du récit ne se réfère pas à un homme mais à une langue, aux signes idéogrammatiques et abstraits. Et celle-ci adopte son propre langage pour s'exprimer. Murgaud a toutefois pris soin de joindre une traduction française de son ouvrage ; celle-ci est excessivement longue au regard des trois feuillets qui composent l'original. Esprit visionnaire ou symptôme schizophrénique ? Une certitude : il a fallu à cet auteur une grande audace, peut-être aidée par une vision déformée de la réalité, pour imaginer la possibilité d'un lectorat, pour écrire et traduire à son intention.
Cette traduction a en tout cas grandement facilité la découverte de l'oeuvre, ainsi que la mise en place d'un dictionnaire rudimentaire d'un système de signes, qui fut baptisé par A. Bernard le "murguisme". Mystère linguistique, cette langue fut analysée par de nombreux spécialistes, dont l'éminent Serge Sarsèche (Grammaire historico-comparative des langues artificielles, Paris, Editions du Seuil, 2007). Tous sont arrivés à la même conclusion : cette langue ne ressemble à rien de connu, non seulement le vocabulaire échappe à tout grand groupe idiomatique, mais les règles grammaticales elles-mêmes sont inédites. D'autres observations sont troublantes : certains mots et champs lexicaux sont inexistants (aucun verbe ou substantif qui fasse référence à la temporalité ou à l'appartenance). On note aussi l'usage de périphrases détaillées désignant des objets inconnus ou des actions incompréhensibles, qui correspondent à un signe unique dans le texte original. Les linguistes formulèrent l'hypothèse suivante : le « murguisme » n'était pas un simple système imaginé par un esprit débridé ou cherchant la distraction intellectuelle, inventant de nouveaux sons, de nouvelles combinaisons possibles. Au contraire, cette langue permettait l'expression d'un système de pensée complexe et original, la formulation de champs de connaissances inexplorés. Elle servait de support à des systèmes organisationnels régis par des principes autres. Une réalité non connue, mais qui avait pour le moins une existence d'une précision troublante dans l'esprit de B. Murgaud.
Ce signe est fréquent dans l'œuvre de B. Murgaud (13 occurrences). Sa traduction française est "l'outil de la connaissance externe et commune".
Cette langue fait beaucoup plus que nous plonger dans une lecture ininterrompue d'un court moment. Elle nous montre des portes que nous ne pouvons franchir, elle nous fait percevoir tout ce que notre compréhension ne peut saisir. Cette prosopopée revisitée pourrait évoquer une littérature de l'absurde. Mais ici le sentiment que la véritable logique du texte nous échappe s'accentue au fil des lignes. Le lecteur pressent que sa perception du non-sens est très relative.
On pourrait juger cette entreprise littéraire d'une vanité et d'une misanthropie absolues si elle n'était le fait d'un homme qui vécut isolé par nos lois et nos mœurs, qui fut un cas d'étude médicale avant de nous donner des indices de la possibilité d'un autre. Dans sa préface d'Etat de riens, Armande Bernard rend un hommage vibrant à celui qu’elle a contribué à faire connaître: "Créateur génial ou passeur d'un autre monde ; laissons cette option fantastique habiter nos esprits raisonnables, pour souhaiter qu'en d'autres lieux et d'autres compagnies, Baptiste Murgaud ait reçu la compréhension et le respect que notre société n'a su lui dispenser".
Baptiste MURGAUD, Etat de riens, in Les Verticales, n°11, Paris, 2006 - 12 euros