Envoûtante, embarrassante, inquiétante et saisissante, la Vénus d'Abdellatif Kechiche est tout cela à la fois. La violence physique et morale qu'elle subit nous renvoie notre propre image de bourreaux en plein visage.


    Le film s'ouvre sur un cours du naturaliste Georges Cuvier, donné en 1817 à l'Académie Royale de Médecine. Il expose les restes de Saartjie Baartman à ses élèves, et – par suite – au spectateur que nous sommes. De là, nous – immanquablement voyeurs – allons revivre l'odyssée misérable de la jeune femme originaire du Cap, depuis son arrivée à Londres avec son maître Caezar (l'ambivalent Andre Jacobs), jusqu'à sa mort à Paris, en 1815.

    Saartjie (petite Sarah en afrikaner), interprétée par la Cubaine Yahima Torres, a la particularité de posséder un fessier hypertrophié, ainsi que des organes génitaux démesurés. De quoi en faire fantasmer plus d'un, en 1800 comme en 2010. Et tout cela rapporte bien. Elle sera donc traînée de foire aux monstres en salons libertins, exhibée, humiliée, réduite au silence, parquée dans une cage, prostituée et, pour finir, enfin, disséquée et exposée au Museum d'Histoire naturelle de Paris.

    La longueur des plans, la répétition des scènes, le silence obstiné de la Vénus « hottentote », même quand des toqués d'humanisme tentent de l'aider, contribuent à créer une atmosphère de malaise. À Piccadilly, son maître en fait une bête sauvage. Tenue en laisse, forcée de grogner, d'attaquer, et de ramper devant un public qui en veut pour son argent, Saartjie se laisse animaliser sans mot dire, ou presque. Kechiche nous impose d'assister à l'intégralité de ce – long – spectacle, de la préparation en coulisses, jusqu'au rideau final. Comme les curieux de Piccadilly, nous avons payé notre place ; on nous donnera donc de la matière à voir. La nausée nous guette; on est répugné par Caezar le forain sans vergogne et par ce public demandeur de monstruosité. On se venge en dénigrant Saartjie, qui aurait pu/dû, à plusieurs reprises, se sortir de cet enfer. On lui en veut d'être une victime consentante et de nous imposer ce spectacle : si elle s'était rebellée, on n'aurait pas eu à assister à ça, notre conscience s'en serait tirée.

    Le pire est à venir. Peu à peu, le spectateur passe de voyeur forcé à pervers consentant. La culpabilité se met à nous étouffer ; le film nous rend complètement prisonniers de notre propre perversité. Pour dire : on se sentirait presque calme et serein en visionnant l'innocent Elephant Man de David Lynch, qui n'est pourtant pas un réalisateur des moins perturbants. Le thème abordé est le même, mais à la différence de Lynch, Kechiche ne cherche pas à émouvoir ou à attendrir. Point de vision humaniste ici, gardez vos larmes et votre confiance dans la nature humaine pour le prochain Lynch ! Kechiche remplace la pudeur de Lynch par une débauche d'images révoltantes et obsédantes.

    Son choix se justifie sans doute par la volonté de marquer les esprits (pari réussi), de rendre le spectateur actif et ce, jusqu'à risquer l'écœurement. Mais jusqu'où peut-on aller ? L'Esquive (2004) et La Graine et le mulet (2007), du même réalisateur, ne nous avaient pas tant mortifiés. Certes on retrouve bien ici le style de Kechiche : des êtres passifs filmés de manière factuelle, des gros plans, de très gros plans d'une longueur bizarre et inhabituelle. Bref, de quoi nous enivrer de réalité. Mais, cette fois, le réalisateur franco-tunisien n'endosse pas le rôle d'assistante sociale de banlieue qui lui sied si bien : il s'essaie dans la fresque historique, oui, celle avec costumes d'époque. Il a osé, et c'est réussi. Un film-monstre, répugnant et captivant.

Vénus Noire
Date de sortie : 27 octobre 2010
2H44
Réal. :Abdellatif Kechiche

 

Diane Routex
 

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