Quand Murray nous est conté...
lun, 04/18/2011 - 21:15 | Ajouter un commentaire
Un dimanche après-midi à Paris. XVIIIe arrondissement. La place Charles Dullin, le Théâtre des Ateliers. Sur les affiches qui recouvrent les portes, deux noms. Entre eux, un verbe d’action qui dénote dans notre société du grand spectacle : lire. Si un autre nom que celui de Luchini lui était associé, on pourrait croire à une farce. Qui payerait pour écouter quelqu’un lire ? Les gens ne lisent plus chez eux, alors payer pour écouter un autre le faire… Pourtant, ce n’est pas une plaisanterie. Ou alors elle est de bon goût. Au théâtre de l’Atelier, Fabrice Luchini lit Philipe Murray. Intrigué, on entre.
À l’intérieur, un charme ancien opère. De taille modeste, le théâtre n’en garde pas moins un cachet indéniable: fauteuils de velours rouges, balcons, et grand lustre. Ce classicisme donne au spectateur l’impression de faire partie d’une aristocratie choisie. Bientôt, les lumières s’éteignent. Un instant, on a l’illusion d’un soupir, comme si le public retenait son souffle. Quand elles se rallument, le rideau s’ouvre sur une scène ridiculement petite. Deux mètres cinquante de profondeur tout au plus. Pour tout mobilier, une table et une chaise. Quelques livres complètent cette nature morte. Et puis Fabrice Luchini entre. Par une porte tout aussi petite que l’est la scène. Applaudissements nourris. Les yeux plissés, ils nous regardent. « Vous êtes nombreux. Un dimanche après-midi, pour écouter du Philipe Murray, on est dé-jà dans la performance. » Les syllabes sont découpées, appuyées… On jurerait entendre du Luchini. « Alors pour commencer, je vais vous lire du Cioran. Un extrait de ses carnets. L’avantage avec Cioran c’est qu’il fait passer Murray pour un optimiste. » La salle expire, avant de rire. Il l’a déjà dans sa pogne.
S’ensuit une heure trente d’intelligence acide, de portraits au vitriol, de rires jaunes et de regard anxieux vers son voisin. Car Murray est un désespéré. Un désespéré éclairé mais un désespéré quand même. Essayiste pour certains, philosophe pour d’autres, il porte un regard sans concession sur notre monde. À sa manière, parfois brutale, il nous force à nous interroger, à remettre en question ce qui fait consensus. Et dans la salle, chacun essaye de se persuader qu’il avait pris du recul par rapport à tel propos, qu’il avait pensé aussi que cette idée des 35 heures n’était pas si bonne… Quant à notre société que Murray dépeint comme l’ère du tout festif, on le savait forcément ! Pourtant, chacun se demande s’il n’a pas déjà vu cette tête à la dernière mani-fest-ation – ou bien était-ce une parade ? - pour défendre on ne sait plus quel droit… Mais la salle rit toujours quand Luchini s’attaque au sourire de Ségolène. Pourtant, il est facile de deviner vers quel bord politique penche l’assemblée … Et si elle rit, c’est qu’en plus d’être un visionnaire extra lucide, Philippe Murray, qui est décédé en 2006, était également une fine plume. Le portrait très sombre qu’il peint de notre société ne se départit jamais d’humour. Ce n’est pas sans raison que Luchini l’a décrit comme « un savant mélange entre Hegel et Desproges ». Et force est de constater que l’on ne peut que s’incliner devant la clairvoyance de l’acteur français qui en révèle tout le génie.
« La force de Murray, dit Luchini, est cette intuition, cette acuité, ce regard qu’il porte sur notre époque. Derrière l’Empire du bien , du bienveillant, il y a autre chose et c’est autre chose qu’il veut nous montrer. » La force de Luchini, elle, est de nous montrer « l’auteur comique extrêmement puissant », constat pas toujours évident à faire quand on se trouve avec un livre de Murray entre les mains. Le comédien français n’hésite pas à se répéter avec un sourire sincère et un plaisir non dissimulé : « Là, vous allez voir, c’est du génie. » ou « Écoutez bien là, sentez la force de cette phrase. » Il n’hésite pas non plus à sortir moult références, anciennes ou contemporaines : Hegel, Platon, Bourdieu, Jouvet, etc. Il crée des liens qu’on ne soupçonnait même pas entre des auteurs qui ont des siècles sinon des millénaires et au moins deux idéologies d’écart. Et, non content de le faire, il le fait toujours avec beaucoup d’à propos.
Au final, on sort sur un petit nuage de cette lecture. Comme touché par la grâce : à la fois éclairé par l’intelligence de Murray et ébloui par le talent de Luchini. « Qu’on soit de gauche ou de droite, si l’on n’est pas un parfait crétin, on apprécie Murray car il dépasse l’idéologie. » Et si on ne peut dès lors que se réjouir de l’explosion des ventes de ses livres, Luchini, lui, n’en tire aucune gloire : « Murray me permet de jouer chaque jour à l’Atelier. Le reste… »
Ludovic Pin