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Risotto aux champignons

Chaque année c’est pareil. Avec la rentrée littéraire vient l’inévitable déluge de parution. Entre les aspirants aux prix et les jeunes auteurs présentés comme les nouvelles Lady Gaga de la littérature, on est submergé par les publications.
 
J’ai tellement de choses à lire quand je commence une critique que, parfois, de plus en plus souvent en fait, je finis par ne rien écrire, je remets ça au lendemain. C'est comme ça, j'étouffe comme une pompe submersible débordée par le trop-plein d'une grosse crue.
 
Par quoi voulez-vous qu'on commence? Un sujet rare : tiens, un premier roman de la rentrée littéraire par exemple. Je suis sûr que vous êtes nombreux à vouloir savoir si j’ai trouvé la nouvelle perle rare. Pis? me demandez-vous.
 
Pis, c'est incroyable, à la minute où j’ouvre une de ces nouveautés, les vieux qui prennent la poussière dans un coin me semblent tout à coup plus neufs. Un grand classique, non? Ça fait une semaine que t'as mal aux dents, t'arrives chez le dentiste, plus rien. T'as mal ici, t'arrives chez le médecin : ici? Non. Là? Non plus. Où alors? Je ne sais pas, docteur, je n'ai plus mal.
 
Tu rencontres une nouvelle fiancée, mignonne comme tout, propre sur elle et tout et tout, aussitôt, quel hasard, la vieille se remet à être sympa comme ça se peut pas, tu l'appelles pour lui dire que tu vas rentrer tard ce soir, c'est dommage, elle dit : je voulais faire un risotto aux champignons. Ça fait deux ans que tu lui dis : il me semble que ça fait longtemps que t'as pas fait un risotto aux champignons.
 
T'arrives à la maison, en plus du risotto, elle a mis sa plus belle robe.
 
Eh bien, la nouveauté littéraire, c'est pareil. J’en ai lu, comme ça, pour voir. Mais je me suis replongé dans mes vieux livres presque aussitôt. Pourquoi je changerais? Je les ai lus, relus et puis appréciés, quoi de mieux.
 
ÉCRITURE – Parlant de risotto, vous connaissez Gustave Nelligan ? L’auteur de Nowhere. Bien sûr que ça devrait vous dire quelque chose. Vous ne vous souvenez vraiment pas ? Allez, faites un petit effort… je sais vous en êtes capable. Vous savez bien, c’est cet écrivain de Charleville-Mézières qui écrit des romans aussi déprimants que sa ville peut l’être. Vous vous en souvenez peut-être, je vous avais parlé de lui pour Chat errant, son premier roman magnifique qui était passé sous les radars de la critique.
 
Nowhere, c’est le titre de son superbe deuxième roman qui est paru, il y a déjà plusieurs mois (en avril 2010) chez Actes Sud. Il était chez moi, dans la pile qui prend justement la poussière, c’est pour ça que je ne vous en avais pas encore parlé. Mais avec la rentrée littéraire, soudain ça m’est revenu. Dans mes souvenirs c’était un bon livre. Après relecture, le verdict tombe : c’est mieux la deuxième fois un peu comme un plat mijoté qui est encore meilleur réchauffé le lendemain.
 
Ça parle de quoi ? Et ben disons que c’est l’histoire d’un gars qui cherche une fille. Pas convaincu ? Bon, je vois que je n’ai peut-être pas été assez prolixe. Soyons plus méthodique.
 
En fait, ce livre raconte l’histoire d’un jeune écrivain, Émile, qui vit du métier d’écrivain public. Il mène une vie tranquille au contact de la société qui se présente tous les jours à sa porte. Un jour, il reçoit la visite d’une femme à la fois étrange et attirante qui lui demande de rédiger une lettre destinée à sa mère. Peu de temps après, elle disparaît mystérieusement. Éprouvant un besoin irrépressible de retrouver sa trace, il entreprend des sorties nocturnes, qui se feront de plus en plus fréquentes, dans le dédale des rues parisiennes. S’immergeant dans le monde de la nuit à la recherche de cette femme, il rencontre la faune hétéroclite des laissés-pour-compte. Le jeune homme s’enfoncera et s’abîmera, peu à peu, dans cette quête effrénée et désespérée pour la retrouver.
 
Ça, c’est pour le résumé.
 
En quatrième de couverture on peut lire qu’il s’agit là d’un roman générationnel, que la quête du héros est celle d’une génération perdue à la recherche de sa propre identité dans une société qui l’a sacrifié et laissé-pour-compte… ouin, ça promet !
 
Qu’est-ce qu’ils peuvent écrire parfois comme conneries pour nous vendre un livre. Chaque fois qu’il s’agit d’un jeune auteur (ici vingt-huit ans) qui a le malheur d’avoir un point de vue sur le monde, il s’agit d’un roman générationnel. C’est à croire que chaque écrivain n’est que le porte-étendard de sa propre génération et, qu’une fois les trente ans passés, il entre enfin dans le monde partagé et indifférencié des auteurs.
 
Je vous entends déjà d’ici : si c’est pas ça, c’est quoi alors ?
 
Comment je vous dirais bien ça ? Tiens, disons que c’est un livre « rentre-dedans ».
 
Vous voulez dire trash ? Pas vraiment… non, en fait, pas du tout. Un livre noir certes, un livre dur assurément. Plus encore, il est question ici de désespoir. Un peu à l’image du Voyage au bout de la nuit de Céline, ce deuxième roman de Nelligan se veut une exploration de l’autre face de l’humanité, celle qui seterre dans la nuit, celle que l’on cache. Cette exploration c’est celle des déchets humains que produit notre société. On sent bien que l’auteur ne nous sent plus capable de sortir triomphant de ce voyage, trop mutilés[1] que nous sommes par notre mode de vie, à l’image d’Émile.
 
Comment pouvez-vous dire, Monsieur le grand critique littéraire, que c’est un beau roman alors ?
 
Eh bien justement, ce n’est pas un beau livre, rien ne respire vraiment la beauté dans ce récit. Devant nous défile une galerie de personnages plus abîmés les uns que les autres qui semblent tout droit sortis d’un film de Fassbinder. Et il le fait sans aucune complaisance. Tiens prenez ce passage  par exemple: « Son sourire, toutefois, s’évanouit presque aussitôt et elle recommença à dire qu’elle n’était ni une pute ni une paumée, qu’elle était quelque chose entre les deux et que, finalement, elle n’était rien du tout. »
 
Nelligan y dévoile aussi l’envers de Paris et de son romantisme de carte postale. En fait, tout est moche dans ce livre. C’est peut-être même là le plus grand talent de Nelligan, celui d’écrire, et non de décrire. Vous ne voyez pas la différence ? Comment je vous l’expliquerais bien ?
 
Tenez, prenez ce passage par exemple : « Il avait la peau du visage distendue par le temps et la gueule ravagée par l’alcool et la fatigue – il aurait même fait peur à la plus compatissante des femmes – mais il ne connaissait pas sa chance. Il était laid. Si on l’aimait c’était au moins pour d’autres raisons. » Si ce n’était qu’une description de la laideur de ce personnage, ça n’aurait aucun intérêt. La description c’est une affaire de voyeurs. Notre auteur, lui, ne se complaît pas dans la description sordide. À travers, elle, il anime cette laideur, il lui rend grâce.
 
Une fois de plus lorsqu’il s’agit véritablement de littérature tout ici est affaire d’écriture. La force de Nelligan c’est de donner vie à cette laideur humaine, de nous la donner à vivre. Plutôt que de l’envelopper dans des couches épaisses et stériles de descriptions et d’adjectifs, il nous la livre brute et sans fard. Sa plume à lui est féroce, précise et vivante. On ne le lit pas, on s’y frotte.
 
Ce n’est pas pour autant un livre choc ou même un livre « coup-de-poing » comme peut le suggérer sa quatrième de couverture, et encore moins un livre qui vous fera du bien, mais clairement un livre dont on ne sort pas totalement indemne.
 
 
Gustave Nelligan, Nowhere, Actes Sud, coll. « Babel », paru en avril 2010, 336 p., 8,50€
 
Renaud Paquette
 
 
 
 

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[1] En référence aux Minima Moralia d’Adorno. 

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