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Du rire aux larmes

De l’autre côté de la rue est le second roman d’Alice Picot, une jeune femme qui ne se prédestinait pas à une carrière d’auteure mais dont l’écriture de circonstances n’a rien à envier aux autres plumes. En 2008, elle créait la surprise grâce à son titre Une bouffée de vie. Une entrée très remarquée par les critiques grâce à une fraîcheur et une légèreté en adéquation parfaite avec son témoignage. Devenue mère, elle décidait en effet de faire résonner dans son écrit les cris et les rires qui avaient empli sa vie.
            Une bouffée de vie à laquelle a succédé une bouffée de tristesse. Quand un soir, le drame s’est invité dans un foyer ; quand un soir le drame est sorti des livres et des films pour se produire dans la maison d’en face. Quand une simple visite chez le médecin a plongé des vies dans un cauchemar dont il n’est pas possible de se réveiller. Quand un homme a pris congé de l’existence, laissant une veuve et deux jeunes filles dans l’enfer de l’absence. Voilà en substance l’histoire de la « maison d’en face », la douloureuse expérience dont Alice Picot nous fait part, allant aux antipodes de sa première inspiration et opérant ainsi un dangereux virage.
            Comment en effet ne pas commencer par être perplexe face à ce roman, dont la thématique universelle et surexploitée permet de redouter le déjà-vu, les clichés et stéréotypes ainsi qu’une dimension pathétique exacerbée parasitant l’ensemble de ses possibles ? A la lecture, on constate pourtant rapidement que ces travers sont remarquablement évités grâce à la position de la narratrice. Cette dernière adopte un point de vue suffisamment proche pour une retranscription fidèle de cette réalité qu’est la mort dans la vie mais, pourtant, suffisamment distancié aussi afin d’éviter l’écueil précédemment évoqué d’une surcharge de pathos. Ainsi, elle prend le parti d’une narration qui n’occulte nullement sa subjectivité et sa sensibilité mais qui la dépasse en ayant le recul nécessaire pour se livrer à d’importantes digressions, à des réflexions très justes sur la vie.
             Des questions existentielles renvoient le lecteur à ses peurs les plus profondes, les plus intimes : la peur de la mort et plus généralement la peur de l’absence. C’est ce dont la narratrice est témoin : « Parce que tout ce temps elle vivait dans la mort, dans l’attente de la mort ; quelqu’un avait mis sa vie sur pause ; elle était perdue, bouleversée, effrayée, elle se préparait à perdre sa moitié mais en réalité peut-on jamais être prêt à vivre l’absence ? ». Les questions sociétales ne sont pas écartées non plus puisque « lorsqu’il ferma les yeux, force fut de constater que le temps du deuil ne serait pas accordé à sa femme. Il est affligeant de voir que la tristesse n’a le droit d’advenir qu’après le lourd engrenage, la lente machine administrative qui se met en branle ».Alice Picot nous entraîne tout entier dans cette histoire vraie, elle accapare notre esprit mais aussi notre corps qui ressent tour à tour la détresse de cette femme, l’impossibilité pour ceux qui restent de combler ce vide et la révolte. Révolte contre la vie ? Contre l’injustice ? Contre l’administration ? Peut-être contre tout cela à la fois mais une révolte en douceur. Révolutionner le monde n’intéresse pas cette jeune auteure dont les prétentions sont très modestes. L’écriture devient pour elle un exutoire, une manière de se libérer de la charge émotionnelle provoquée par cette expérience de la vie en même temps qu’un nouveau prétexte au partage.
            Elle va, une fois de plus, à la rencontre de ses lecteurs en leur livrant une partie d’elle-même. Son style simple et épuré témoigne de cette volonté de se rendre accessible. Elle installe une véritable proximité, tout artifice est banni. L’écriture est spontanée, sincère et les mots sont à la fois authentiques et justes : ils touchent des points sensibles, ils nous interpellent, ils nous renvoient à notre expérience ou bien à nos réflexions. En définitive, De l’autre côté de la rue est un court roman coup de poing dont l’efficacité est renforcée par la dimension biographique et donc par l’accès direct qu’il offre à la réalité. « Elle pleurait son papa tout en avouant à demi-mot qu’elle ne réalisait pas tout à fait : il ne pouvait pas être parti pour toujours… ».
            Ce roman se donne également la peine, contrairement à bien d’autres, de nous apprendre qu’il n’y a pas qu’une manière de pleurer un être ; qu’entre les effusions, les cris, les pleurs et la maîtrise de soi il n’y a qu’une différence : la façon parfois antinomique de dire au monde un sentiment, une douleur pourtant tellement similaire. La position de la narratrice est une force car le recul permet d’avoir une vision plus large de la situation ; ainsi, bien qu’une seule âme soit partie (l’âme introduit d’ailleurs une dimension poétique dans cette écriture), c’est de la perte d’un mari, d’un père, d’un fils, d’un frère, d’un ami dont il est question. Cet élargissement de la perspective est ce qui laisse prédire un grand succès librairie : chacun a pu ou peut se trouver confronter à cela demain si ce n’est aujourd’hui voire dans l’heure qui vient. Tout le monde est donc réceptif.
            Alice Picot prend soin de faire de sa narratrice un personnage plus important qu’un simple témoin, qui n’est pas uniquement spectatrice mais tente d’être actrice. Pourquoi tenter ? Car cette histoire n’est pas pleinement la sienne et qu’elle constate la difficulté de réagir face au dénuement de l’autre ; la difficulté de continuer à exister, à vivre en famille dans la maison qui côtoie le drame. « En marchant de l’autre côté de la rue, je ne pouvais m’empêcher de penser à elles, de me dire que le drame avait frappé à la porte d’à côté, que ma porte était en quelque sorte une rescapée, une chanceuse… Mais pourquoi ? Pourquoi avions-nous le droit, nous, à notre bonheur plus qu’elles au leur ? ». Les notions d’impuissance et d’incompréhension sont omniprésentes et celle de culpabilité leur est sous-jacente. Néanmoins, la narratrice décide de sortir de ce sentiment, de le dépasser : « La vérité c’est que nous étions une famille heureuse et que plutôt que d’en ressentir de la honte nous avions le devoir de continuer à l’être et de relativiser ; de soutenir cette famille endeuillée et d’en tirer une leçon de vie ».
            Alice Picot signe donc une nouvelle perle littéraire. Bien loin du registre d’Une bouffée de vie, cette jeune femme conserve tout de même son identité, sa plume. Sa recherche du juste milieu entre émotions, sentiments, bouleversements et réflexions, questionnements (qui demeurent d’ailleurs ouverts pour la plupart) témoigne de sa modération, de sa sensibilité et de son intelligence. A lire, à lire encore, à lire toujours… Une belle et terrible histoire de vie !
Amandine Le Goff
De l’autre côté de la rue, Alice Picot, Editions Grasset, 176 pages, 16€99
 

 

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