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Les chemins du sang sont remplis de cachettes

 Les secrets de famille et le poids de l’hérédité qu’un petit garçon sensible découvre trop tôt puis comprend malgré lui bien plus tard au travers des coïncidences de la vie.

 

Joséphine Le Tan nous livre du fond de sa verdoyante ferme auvergnate un premier roman grave et attendrissant, écrit à trois voix et qui ménage au lecteur un suspense étourdissant. Journaliste et responsable depuis plusieurs années de la chronique « Terres d’Ailleurs » pour le magazine Geo, la jeune femme de trente-quatre ans a rejoint la maison d’édition Graine2, où elle dirige une collection de guides de voyages pour enfants. Elle a vécu sept ans au Vietnam et a beaucoup voyagé en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Mère de deux enfants, Joséphine Le Tan habite à la campagne et après plusieurs contes et histoires pour la jeunesse, signe avec Chacun son Truc son premier roman paru aux Editions Thierry Magnier.

Je suis allée la rencontrer dans sa ferme située à une vingtaine de kilomètres du Puy en Velay et nous avons partagé un thé au jasmin parfumé tandis qu’elle dévidait doucement la pelote et les anecdotes de la rédaction de son premier roman. Frêle jeune femme aux yeux noirs et fendus, elle dégage une vitalité incroyable et ses mains virevoltent comme des papillons lorsqu’elle parle de « son petit chevalier roux », Arthur, le héros de son livre. C’est amusant, ce bonhomme-là, je l’ai porté et il a parlé en moi pendant cinq ans. J’ai voulu mettre sur le papier tout ce qu’il me confiait mais il me semblait que cela ne lui plaisait pas tant que cela. Alors, on a négocié, et ça a pris encore un an pour que je lui rédige ce livre. Maintenant, je ne l’entends plus et il me manque terriblement, comme si mon propre fils m’avait abandonnée.
 
Tout commence dans les rires d’une grande maison de famille ; c’est l´été, la chaleur perle sur les fronts et les mûres bordent les fossés, les vacances comme chaque année réunissent trois générations entre les pierres sèches et grises de la grosse bâtisse ardéchoise. Arthur a neuf ans, petit rouquin maigrichon et timide, il est l’enfant unique longtemps attendu de ses parents. Tout le monde me dit tout le temps en me tapotant la tête que j’ai failli ne jamais naître et que j’ai de la chance, ça m’énerve, parce que j’y peux rien moi, j’ai pas demandé à être seul en plus.
Le « chevalier », comme l’appelle sa douce grand-mère, oscille entre la bande débraillée et espiègle des cousins retrouvée, le nid de ses deux parents, la solitude qu’il apprécie lors de ses promenades matinales dans les champs blonds et les animaux de la ferme toute proche. Arthur pense beaucoup, il n’a pas les mots ou les attitudes d’un enfant de son âge mais celles de qui a passé de nombreuses heures à écouter aux portes. A l’Echappée, la maison de ses vacances, il reste en haut des escaliers de granit après le dîner, en pyjama les fesses dans l’obscurité à espionner tout ce que les grandes personnes disent dans notre dos, forcément, c’est instructif, après on les voit autrement.
Joséphine Le Tan connaît les enfants, elle reprend à merveille leur phrasé incisif, syncopé, brut. Rappelant le « Magnus » de Sylvie Germain par le ton épuré de l’enfant, les images se dessinent le long des phrases comme un livre d’histoire repris le soir sur l’oreiller. Le lecteur rajeunit en lui tenant la main, et revêt l’armure … pour pas qu’on m’attrape, pour pas qu’on me voie, je fais le plus fort, même si c’est pour de faux.
L’histoire se lit à plusieurs voix, celle claire et pointue de l’enfant, qui dans ses journées légères de bonheur d’été intègre les mots terribles des grandes personnes.
Puis résonne celle hachée de la mère dix ans plus tôt qui raconte un autre pan du voile qu’on entraperçoit parfois par fragments : il faudra bien qu’il sache un jour tout ça, mon tout petit, mais serais-je assez folle pour lui dire, sans risquer de le perdre ? Tant que rien ne se voit, tant que je tiens bon, pourquoi l’inquiéter, peut-être n’est-il pas atteint après tout ? On retrouve comme dans le délicat dernier roman d’Antoine Rault « Je veux que tu m’aimes », le difficile tête-à-tête mère-fils.
En filigrane, la troisième voix de basse taille le décor à coups de hache. Le murmure intime du grand-père, ce taiseux figé de douleur dans son fauteuil roulant, infirme de cœur qui observe sa famille et pense à ce qui s’y est passé, secouant le lecteur de fulgurantes révélations. C’est entièrement de ma faute, j’aurais du l’écouter quand ça a commencé à me faire mal et à me travailler durant la nuit. Maintenant voilà où j en suis, tout seul à râler sur ce fauteuil bancal. Et les autres, mon Dieu, j’ai tellement honte, ça va leur arriver pareil. Personne ne peut résister à l’appel de ce truc en soi. « Chacun son Truc » est un premier roman à tiroirs parfaitement maîtrisé qui atteint les profondeurs sombres des « Lignes de Faille » de Nancy Huston aussi bien que l’ironie clairvoyante et singulière de « Les Autres » d’Alice Ferney dans le campement de ses personnages.
 
Le roman dépasse le conte et nous plonge dès le troisième chapitre dans un rythme saccadé d’intrigues qui se nouent, de ficelles que chacun des membres de la famille tirent, d’impuissance d’enfant et de démons intérieurs face aux abîmes des secrets.
Arthur grandit et lorsque devenu jeune père il découvre son truc à lui, il se fait rattraper par cette hérédité écrasante et mesure dans un sursaut de grâce l’ampleur du pardon.
 
L’auteur nie toute référence autobiographique mais évoque finalement, avec un sourire joyeux, les légendes orales de son Vietnam natal, où les femmes sont souvent dépositaires de fardeaux qu’elles n’ont pas choisis et les transmettent dans la honte à leur descendance. J’ai été élevée par une femme qui connaissait des milliers d’histoires. Tout ce qui s’était passé dans son village depuis des générations, les maladies, les gènes, les dons, elle en portait la mémoire. Elle me racontait en enjolivant souvent pour ne pas m’effrayer, mais bien sûr, j’étais ensorcelée. J’aurais aimé qu’elle puisse lire ce roman, elle aurait bien ri sûrement.
A regret, je quitte cette femme papillon au charme discret; l’odeur du jasmin reste dans mes cheveux tandis que sa petite ferme disparaît dans mon rétroviseur.
Histoire chorale, jouant sur plusieurs registres émotionnels et générationnels, distillant avec adresse les trucs et énigmes de chacun de ses personnages, elle permet à Joséphine Le Tan de jouer dans la cour des grands. Définitivement.
 
Claire Fessart.
 
 
Chacun son Truc
de Joséphine Le Tan
Editions Thierry Magnier, 288 pages, 19,80€.

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