Vulcain trompé

ven, 12/30/2011 - 16:38 | Ajouter un commentaire

Acte I

La scène se déroule sur les marches de l’Olympe.

 
Scène 1
Mercure, Neptune.
 
            NEPTUNE, entrant. Salut à toi, Mercure, le plus rusé de mes neveux !
            MERCURE. Neptune, mon cher oncle, tu es bien en retard. Aurais-tu, sur ta route, rencontré une jeune nymphe aux jambes d’ivoire ?
            NEPTUNE. Tu médis, mon neveu ! Ce n’est ni le moment, ni le lieu, pour de telles plaisanteries. Ne crains-tu pas que tes persiflages, aussi violents que des gifles, abasourdissent ce malheureux Olympe qui supporte tes bavardages depuis ton enfantement ?
            MERCURE. Le vieil Olympe ne redoute rien de ce genre, ou il s’écroulera en ce jour.
            NEPTUNE. Et pourquoi donc ? N’est-ce pas un beau jour ? Ne nous réunissons-nous pas en famille pour fêter ce digne évènement ? Vois, Phébus a permis à ses chevaux de vagabonder librement dans les cieux et ils nous inondent de lumière. Entends aussi les chants de joie de l’aigle, du paon, de la chouette et des colombes, ces oiseaux divins…
            MERCURE. Non, les colombes ne chantent pas.
            NEPTUNE. Comment donc ? Il faut qu’elles soient à la noce, comme leur amie, la déesse aux beaux atours ! En quel honneur Vénus leur a-t-elle cloué le bec ? Elle devrait au contraire irradier de joie, notre sublime déesse qui reçoit en ce jour tout le bonheur du monde.
            MERCURE. Ah ! Depuis quand es-tu si naïf, mon oncle ? La nymphe qui t’a retardé t’a-t-elle à ce point chamboulé ?
            NEPTUNE. Qu’as-tu encore à me tourmenter ? Pourquoi est-il étonnant qu’un mariage me réjouisse ?
            MERCURE. Neptune, mon cher oncle, juge la mariée.
            NEPTUNE. Eh bien, c’est une femme charmante. Un teint de lys, des lèvres de rose, des yeux myosotis, et une voix aussi légère qu’un pétale porté par le vent…
            MERCURE. Précisément ! Et le conjoint ?
            NEPTUNE. Ah, un homme bon et généreux !
            MERCURE. Mais non, Neptune, un homme laid !
            NEPTUNE. Laid ? Mercure, tu es bien cruel. Vulcain est-il laid ? Certes, il empeste le soufre et le feu, et la cendre s’est si bien accumulée sur ses épaules qu’elle lui fait une seconde peau. Son visage est renfrogné, sa lippe pendante, ses yeux peu éveillés. Il boite péniblement et il est bossu…
            MERCURE. Il est si bien bossu qu’il sera bien vite cocu !
            NEPTUNE. Par Saturne, te voilà bien malappris, mon neveu ! On ne rit pas ainsi d’un mariage, d’une institution aussi sacrée ! Il s’agit d’un évènement de la plus grande importance, que l’on doit traiter avec sérieux. Tu t’esclaffes encore ?
            MERCURE. Mille pardons, mon cher oncle, mais juge par toi-même de la figure des mariés, puisque je les entends qui approchent.
 
Scène 2
            L’assemblée des dieux entre en escortant Vulcain et Vénus, lesquels se tiennent par le bras. Les deux époux sont vêtus de tenues magnifiques, mais la tunique de Vulcain est déjà maculée de vin. Le mari, boitillant, trébuche de temps à autre dans la traîne de son épouse et salue la foule en brandissant une coupe de vin.
 
            VULCAIN. Voici venu le plus beau jour de ma vie ! Si je n’étais dieu moi-même, je sacrifierais à tous mes parents cent bœufs gras et blancs ! Pour toi, Jupiter, mon père par alliance, j’immolerais une génisse et ses petits ! Pour toi, Dioné, douce mère de mon épouse, je brûlerais suffisamment d’encens pour engloutir Rome aux sept collines sous les nuages ! Grand Jupiter, qu’il soit béni, le jour où tu trompas ta propre épouse, ma mère Junon, pour séduire la nymphe Dioné !
            JUNON, glaciale. Je te remercie, mon fils, de nous rappeler ce fameux jour…
            VULCAIN, imperturbable. Tu as certes raison, ma mère ! Ce jour-là, tu fus trompée, bafouée, humiliée, mais ce ne fut pas en vain ! Vois le trésor qui naquit de cette union adultère ! Contemple mon épouse, fruit des amours interdites du puissant Jupiter et de la délicate Dioné ! Si les époux parjures sont capables d’engendrer de si admirables créatures, vive l’infidélité ! Que soit loué Jupiter, le plus volage des immortels !
            JUPITER. Merci, mon gendre, mais je me serais bien passé de cet éloge.
            VULCAIN, lui tournant déjà le dos. Neptune, Mercure ! Comme c’est aimable à vous d’être passés ! Avez-vous assisté à la cérémonie ? Ce fut si touchant… Je crus me pâmer lorsque ma douce épousée scella le contrat du mariage de ses lèvres de cristal…
            MERCURE. La voilà bien silencieuse, ta douce épousée.
            VULCAIN. Muselée par l’émotion !
            NEPTUNE. Je la trouve plutôt pâle, pour ne pas dire livide…
            VULCAIN. Un rien de fatigue. Les préparatifs du mariage ont été éreintants ! Elle y a travaillé de toute son âme !
            MERCURE. Son regard m’a pourtant l’air bien alerte. Ne nous foudroie-t-elle pas de ses yeux limpides ?
            VULCAIN. Foudroyer ? Mais non, ce sont des regards pleins d’amour ! Admire plutôt la grâce de ses gestes, la légèreté de son pas !
            MERCURE. Ah oui, étonnante posture voûtée.
            VULCAIN, plus bas. Il y a, malgré tout, quelque chose qui m’exaspère… Regarde derrière moi et dis-moi qui ma femme dévisage…
            MERCURE. Il me semble qu’elle contemple mon frère Apollon. Tu peux te rassurer, elle ne manque pas de goût.
            VULCAIN. Cet Apollon a le don de m’agacer. Depuis le début de la cérémonie, il joue avec mes nerfs, à couver ma femme d’un regard enflammé. Il a eu l’impudence, alors qu’il exécutait le chant nuptial, de se pencher vers elle et de lui voler un baiser !
            NEPTUNE. J’en suis navré mais, si tu me permets de te contredire, j’ai davantage foi en la probité d’Apollon qu’en celle de ta jeune mariée. Que ce navrant épisode ne noircisse pas tes pensées ! Accompagne-moi plutôt au banquet, car je meurs de soif !
            Ils s’éloignent. Mercure rejoint Apollon qui s’est écarté de la fête, la mine renfrognée.
            MERCURE. Que t’arrive-t-il, mon frère ? La mariée est-elle sensible à ton charme ?
            APOLLON. J’ai bien besoin de tes sarcasmes, Mercure à la langue trop bien pendue. Depuis ce matin, la sournoise créature a jeté son dévolu sur moi. Le jour même de son mariage ! Ne t’étonne pas, à présent, des regards assassins de Vulcain.
            MERCURE. Et le baiser que tu lui aurais volé en chantant ?
            APOLLON. C’est la félonne qui me l’a dérobé ! Tu me connais, mon frère : tu sais très bien qu’en dépit de mes nombreuses conquêtes, je n’oserais jamais séduire la femme de l’un de mes parents.
            MERCURE. Bien entendu. Ce n’est pas toi que Vulcain doit craindre mais j’ignore s’il le comprendra. Dis-moi, la Cour est-elle tout entière réunie pour l’occasion ? Je n’ai pas vu Mars…
            APOLLON. Ne te préoccupe pas de ce sac à vin. Puisqu’il ne secoue pas l’Olympe de ses ronflements, il doit certainement mener l’une de ses petites guerres chéries sur la terre des mortels.
            MERCURE. Mauvaise langue, le voilà qui arrive.
 
Scène 3
Les mêmes, Mars en tenue militaire.
 
            MARS. Par Bellone, que fête-t-on céans ?
            VULCAIN. Mon mariage, vieux frère !
            MARS. Bien sûr ! Félicitations, vieille carne, et embrasse pour moi ta sublime petite mariée ! J’ai grand faim et grand soif ! Le banquet n’a-t-il pas commencé ?
            VULCAIN. Nous nous y rendons. Au nectar et à l’ambroisie, j’ai pris l’initiative d’ajouter plusieurs amphores de vin.
            MARS. Bien, très bien, très très bien ! Je vous rejoins dans quelques minutes, le temps de changer de tenue. Ne m’attendez pas !
            VULCAIN, à Vénus. Viens-tu, ma douce épouse ? Les échansons ont apporté un étonnant coq au vin !
            VENUS. Un instant, je me refais une petite beauté.
            VULCAIN. Ne tarde pas, je te garderai à manger !
 
Scène 4
Mars, Vénus.
 
            VENUS, à voix haute, rôdant autour de Mars. « Je te garderai à manger ! » A-t-il autre chose dans la tête que de la victuaille, ce goinfre ? Je crains que ma vie ne devienne soudain bien monotone, une longue suite de recettes de cuisine. Bonjour, ma colombe, préfères-tu des œufs brouillés ou à la coque pour le petit déjeuner ? Ma chérie, je pars travailler, nous nous retrouverons ce soir devant le poulet rôti ! Bonsoir, ma fleur, n’est-ce pas du bœuf braisé qui me titille les narines ? Bonne nuit, ma douce, j’attends avec impatience le rôti que nous mangerons demain ! Par Gaïa ! Toute cette cochonnaille gâtera mon teint ! La charcuterie rythmera mes journées, lard à l’aurore, boudin au zénith, rillettes du soir… Je grossirai, ma belle silhouette se déformera, mon ventre éclatera, je serai laide et bouffie… Qui comprendra ma misère ?
            MARS, ému. Belle Vénus, ne t’afflige pas ! Comment pourrais-tu devenir laide et bouffie ? Tu as la fraîcheur de la rose, la finesse de l’iris, l’élégance de l’aster !
            VENUS. Voyons, soldat, tu te moques avec tes comparaisons à deux sous ! Ne vois-tu donc pas que mon mariage m’a déjà défigurée ? Ne remarques-tu pas mes yeux gonflés, mes cheveux filasse, mes lèvres desséchées ?
            MARS. Douce Vénus, tu te leurres ! Quelle est la cause de ton chagrin ? Si je le peux, je transpercerai le criminel qui t’a endeuillée ! 
            VENUS. Hélas, courageux entre les courageux, mon chagrin est à présent sans fin. Je suis épouse !
            MARS. Epouse ? Quel est le rapport entre ton mariage et ta langueur ?
            VENUS. Es-tu aveugle ? Qui ai-je épousé ? Moi, la beauté incarnée, le joyau de l’Olympe, la plus merveilleuse des filles de Jupiter, qui ai-je épousé ? Un boiteux ! Mars, j’ai épousé un boiteux ! Ne connais-tu pas l’adage ? L’époux déteint toujours sur l’épouse ! C’en est fait de moi, admirable Mars ! Dans quelques semaines – que dis-je ? –, dans quelques jours, je ne serai déjà plus qu’une pâle copie de moi-même ! Contrainte de dormir aux côtés d’un homme difforme, aux joues flasques et à la barbe mal peignée, je ne tarderai pas à empester moi aussi le brûlé. Mes cheveux se recouvriront d’un voile de poussière nauséabonde, mon visage s’affaissera comme de la glaise détrempée, mon teint grisonnera à l’image de celui d’une vieille femme. Je finirai chauve et édentée, tendre Mars !
            MARS. Malheureuse créature !
            VENUS. Oui, je suis bien à plaindre et tu es le seul à compatir à ma douleur. Ta sympathie t’honore, puissant Mars. Si seulement j’avais pu épouser un homme à ton image ! Si Vulcain, au lieu de ses genoux cagneux, possédait tes jambes musclées ! Si son menton crasseux arborait ta barbe adroitement taillée ! Si, au lieu de brandir un ridicule marteau dans ses mains tordues, il dégainait une épée aussi impressionnante que la tienne ! Avec un tel homme à mes côtés, je ne craindrais pas de me ratatiner comme une vieille pomme. Au contraire, je deviendrais plus brillante encore, plus éclatante que les étoiles, arrêtant d’un doux regard la course du soleil, la foudre frappant le sol et les vagues dansant à la surface de la mer !
            MARS. Ravissante Vénus, pourquoi n’ai-je pas revendiqué ta main ? Pourquoi le grand Jupiter a-t-il fait la folie de te céder à cet homme disloqué ? Je ne me pardonnerai jamais cette erreur !
            VENUS. Je pourrais t’en vouloir, mais tu es le seul ami qu’il me reste, au sommet de cet Olympe où tous me sont déjà étrangers ! J’ai été belle, je suis mariée, je vais m’user… A quoi bon s’occuper encore de moi ? Quel réconfort puis-je espérer trouver ?
            MARS. Je ferai mon possible pour te consoler !
            VENUS. Oh, vraiment ? Tu es si aimable, admirable Mars ! Mais je suis indigne de ta gentillesse… Je t’en demande déjà tellement !
            MARS. Je ferai tout ce que tu désireras ! Je jure sur le Styx de t’offrir mon âme, mon cœur et mon épée !
            VENUS. Ton cœur ? Garde l’épée, fais ce que tu veux de ton âme, mais répète-moi ce que tu disais à propos de ton cœur…
            MARS. Il est à toi pour l’éternité !
            VENUS. Ah ? Et tu as bien invoqué le Styx…
            MARS. Oui !
            VENUS. Parfait, parfait… Ton amitié m’est donc acquise… Eh bien…
            VULCAIN, au loin. Ma colombe, ma douce Vénus ! Où demeures-tu ?
            VENUS. Par Pluton, quelle enclume, celui-là ! Soldat, nous avons peu de temps. Une heure avant que le soleil ne dételle ses chevaux, rends-toi à la demeure de Vulcain. Je me ferai porter malade et t’attendrai sans craindre d’être dérangée. Frappe à la porte de derrière et tends ceci au portier.
            Elle dénoue sa ceinture et la lui offre.
            MARS. Ah, ma douce Vénus…
            VENUS. Plus le temps, à ce soir ! Sois à l’heure ou je cherche un autre amant !
 
 
 
Acte II
            La scène se déroule sur le parvis de la maison de Vulcain. Une fenêtre, à l’étage, donne sur la chambre conjugale.  
 
Scène 1
Mercure, Vulcain.
 
            VULCAIN. Que dis-tu ?
            MERCURE. Rien de moins, hélas, que la triste vérité. Malheureux Vulcain, ton épouse ne s’est pas tenue sage très longtemps. L’infidélité ne sera-t-elle pas toujours le mot d’ordre de la déesse de l’amour ?
            VULCAIN. J’enrage et n’y crois pas ! Tu calomnies, comme toujours, crotale au pernicieux venin… Conte-moi ce que tu sais, donne-moi les preuves que tu prétends posséder de la fourberie de Vénus !
            MERCURE. Hier, dans la nuit, alors que tu rejoignais la couche de ta dame à la chasteté douteuse, nous avons mis en perce un tonneau de vin de Crète qui promettait, par sa taille impressionnante, de nous accompagner jusqu’à l’aube. Or, Mars surgit, un sourire goguenard lui dévorant la figure. De sa grosse voix, il ordonne qu’on lui serve à boire, tout assoiffé qu’il est. Sans attendre les échansons, il s’empare de notre tonneau, le porte à ses lèvres et boit, boit, boit… jusqu’à la dernière goutte ! Nous tous, fort marris, décidons de nous venger en l’abreuvant encore, jusqu’à ce qu’il s’écroule à terre. Mais le soldat a du métier : il nous a fallu attendre l’aube pour qu’il déclarât forfait. Le drôle n’avait plus le pied sûr, ses yeux papillonnaient de fatigue et un hoquet malvenu lui coupait constamment le souffle. Cependant il riait comme un bossu – sans vouloir vous offenser, toi et ton dos courbé.
            VULCAIN. Que m’importe son rire ! Qu’a-t-il dit ?
            MERCURE. Oh, il bafouilla à propos de son bonheur accompli. « La bataille fut acharnée ! » hurlait-il. Comme nous le pressions d’en dire davantage, à grand renfort d’alcool, il finit par reconnaître qu’il parlait d’une femme. Et c’est alors, mon pauvre, pauvre Vulcain, qu’il murmura le nom de ton épouse…
            VULCAIN. Et ?
            MERCURE. Et ? Eh bien ?
            VULCAIN. Quelle est la fin de ton histoire ? A-t-il avoué l’adultère ?
            MERCURE. Tu en demandes trop, Vulcain ! Tous ces indices ne te suffisent-ils pas ? Mon cher forgeron, reprenons les faits dans l’ordre. Ta douce épouse nous quitte brusquement, troublée par une migraine aussi étrange qu’instantanée. A peine une heure plus tard, Mars repousse son assiette amplement garnie et s’éloigne d’un air réjoui. Il ne revient (n’est-ce pas un comble ?) qu’à l’instant même où tu t’en vas à ton tour. Puis voilà le vert galant qui susurre le doux nom de Vénus en roulant des yeux brillants.
            VULCAIN. Est-ce cela, ta preuve ? Ma foi, c’est bien pauvre. (Reprenant aussitôt pour empêcher Mercure de protester) Non, ne dis plus rien, j’en ai assez entendu ! Mars admire ma femme, c’est son droit et même son devoir, car elle le mérite amplement. Il me semble, à moi, que la seule beauté de Vénus suffit à lui emplir le cœur de satisfaction. Où est donc le crime ?
            Au même instant, Vénus apparaît à sa fenêtre et agite un voile, sans que Vulcain n’en voie rien. Mars entre en scène à pas de loup et disparaît par la porte de derrière. Vénus referme la croisée.
            MERCURE, les yeux rivés sur la fenêtre à présent close. Pense ce que tu veux.
            VULCAIN. Je te remercie de m’avoir rapporté ces faits mais tu admettras que ton inquiétude était infondée. Va donc jouer au sycophante ailleurs ! Car je vois clair dans ton jeu, Mercure : tu incrimines ce malheureux Mars pour que je ne remarque pas le vrai danger, ton frère Apollon, cet insatiable séducteur…
            MERCURE, à part. Oh, quelle minuscule, médiocre, ridicule et étroite tête que la sienne ! Qu’il se débrouille, l’ingrat ! Je m’en lave les mains !
            Il sort. Vulcain se tourne vers sa demeure.
            VULCAIN, hurlant. Ma mie !
            VENUS, ouvrant la fenêtre. Oui, mon chou ?
            VULCAIN. Je pars travailler ! Nous nous retrouverons au déjeuner, pour le cochon au lait !
            VENUS. Très bien, mon trésor !
            Elle referme la fenêtre.
            VULCAIN. Quel cœur en or que cette femme-là !
            Il sort.
 
Scène 2
Vénus et Mars dans la maison, puis Apollon.
 
            VENUS, qu’on entend à travers la cloison. Enfin seuls ! Allons, qu’attends-tu ? Crois-tu que nous ayons toute l’éternité ?
            MARS. Ma petite guerre à moi ! Mon triomphe ! Ma bataille chérie !
            VENUS. Oh, silence, soldat ! Explique-moi donc pourquoi tu es venu avec ton armure d’apparat. Je vais me casser les ongles à l’enlever !
            MARS. Ma fine lame, je pensais te plaire… Je voulais me faire beau pour toi…
            VENUS. Eh bien, c’est raté. Allez, retire-moi toute cette ferraille !
La fenêtre s’ouvre et un casque en jaillit, pour atterrir dans un grand bruit au milieu de la scène.
            VENUS. Par Gaïa ! Voilà, je m’en doutais, je me suis brisé un ongle ! Qu’attends-tu, patapouf, pour t’en occuper toi-même ? Non, ne dépose rien ici : si mon bossu de mari le découvre, c’en est fait de moi !
            Une sandale vole à son tour par la fenêtre. Suivent l’autre sandale, le bouclier, le glaive, le ceinturon et le javelot.
            VENUS. Voilà qui commence à me satisfaire. Et voilà mon soldat qui rougit ! Ne fais pas ton timide, grand nigaud, et achève ce que tu as commencé. Quelle allure ! Quel dos droit, quelles jambes puissantes, quel visage radieux ! Rien qui puisse être comparé à l’homme à l’échine cassée, aux genoux tordus et à la face difforme qui me tient lieu d’époux. Viens, donne-moi cela, que je t’en débarrasse à présent.
            La cuirasse vole par la fenêtre. Au même instant, Apollon entre précipitamment, son arc à la main.
            APOLLON. Holà, Vulcain !
            La cuirasse s’écrase à un pas de lui. Apollon considère avec étonnement les morceaux d’armure qui l’entourent.
            APOLLON. Enfin, qu’est-il arrivé ici ?
            Il s’empare du casque et le retourne entre ses mains.
            VENUS, apparaissant à la fenêtre. Que le Tartare l’emporte ! Pourquoi est-il ici, celui qui a refusé mes avances ?
            APOLLON, toujours occupé par le casque. On dirait bien là une œuvre de Vulcain mais elle est fort mal agencée, totalement cabossée. Et ce heaume est d’un goût abominable. Qui oserait porter pareille salade ?
            VENUS. Divin Phébus !
            APOLLON, se retournant. Bonjour à toi, Vénus ! Je cherche ton époux car j’ai épuisé mes flèches. Saurais-tu où il se terre ?
            VENUS. Il travaille jusqu’au zénith. Tu pourras le trouver au cœur de son Etna enfumé.
            APOLLON. Le zénith approche, je vais plutôt l’attendre ici.
            Il s’installe sur le devant de la scène.
            VENUS. Il me faut bien manœuvrer pour que mon affaire ne tombe pas à l’eau, à présent. Qu’y puis-je si les hommes s’agglutinent autour de moi comme des sangsues ?
            Elle disparaît de la fenêtre, puis réapparaît sur le pas de la porte, une cruche de nectar entre les mains. Mars passe la tête par la croisée pour observer la scène.
            VENUS, sucre et miel dans la voix. Accepterais-tu un peu de notre nectar, seigneur Apollon ?
            APOLLON. C’est très aimable à toi, Vénus.
            Elle le sert, tandis que la tête de Mars s’agite à la fenêtre, s’empourprant de colère.
            VENUS. Le soleil est splendide, aujourd’hui. Je m’étonne, jour après jour, de ton habileté à nous illuminer avec tant de force. Ce travail est digne d’un Titan, puissant Apollon.
            APOLLON, glacial. Tu me flattes.
            VENUS. Ce n’est, pourtant, que le moindre de tes exploits. N’as-tu pas, à peine né, terrassé l’odieux serpent Python ? Je meurs d’envie d’entendre cette légende de tes lèvres, doux seigneur : raconte-la-moi !
            APOLLON. Elle n’a rien d’intéressant.
            A la fenêtre, la tête de Mars s’agite de plus en plus violemment. Ses yeux sont exorbités, sa barbe hérissée, ses cheveux ébouriffés. Vénus lui adresse un regard sévère.
            VENUS. Ne sois pas modeste. Conte-la-moi, toi dont la parole est d’or, et je cesserai de t’ennuyer. N’est-ce pas une manière charmante d’attendre le retour de mon digne époux ?
            APOLLON. Soit, puisque tu insistes. (Rêveur) Je naquis sur l’île de Délos, peu après ma sœur Diane. A peine mis au monde, je réclamai à ma mère, à ma sœur, aux compagnes de mes parentes, un arc et des flèches. J’étais déjà plein d’ardeur…
            Vénus profite du récit pour reculer sous la fenêtre.
            VENUS, bas, à Mars. Disparais de là, gros bêta !
            MARS. Reviens à moi, ma Vénus ! Ne le laisse pas te charmer !
            VENUS. Qui charme qui ? Veux-tu bien rentrer ? Ne vois-tu pas  que j’essaie d’endormir sa vigilance ?
APOLLON. Immédiatement capable de marcher, je pris mon envol jusqu’à la cité de Delphes, là où vivait le monstrueux serpent Python…
            MARS. Je ne peux pas rentrer et te laisser seule avec ce croqueur de demoiselle ! On raconte qu’il t’a volé un baiser, à la cérémonie d’hier !
            VENUS. Mais non, ce n’était qu’un hommage poétique. Tu ne comprends rien à la poésie, Mars, alors fais-moi le plaisir de te taire. Et rentre ou je vais me fâcher.
            APOLLON. La bête était aux abois. Alors que je la survolais, elle se redressa soudain, ses immenses yeux verts menaçant de me pétrifier. Sa gueule s’ouvrit, exhalant une bouffée toxique…
            MARS. Viens avec moi ! Que lui trouves-tu ? Il est blanc comme un cadavre, parfumé comme une femme, coiffé comme un rosier. Il pousse la chansonnette avec un certain brio, je le lui accorde, mais…
            VENUS. Balourd, veux-tu bien cesser ? S’il te remarque…
            APOLLON. J’esquivai l’attaque, pris de l’altitude et tirai la première des flèches de mon carquois. Je visai, décochai : la bête fut éborgnée. Son hurlement paralysa de peur les montagnes alentour…
            MARS. Quel lâche ! Attaquer à distance ! Attends, petit pleutre, que je descende t’apprendre ce qu’est le combat ! On verra bien si, après la correction que je vais te servir, tu tourneras toujours aussi fièrement autour des demoiselles !
            VENUS. Mars, ne bouge pas ! Il a son arc, il t’aura sans difficulté !
            MARS. Il n’a plus de flèches ! Je vais l’écraser comme un vulgaire champignon des sous-bois…
            VULCAIN, au loin. Me voici de retour !
 
Scène 3
Les mêmes, Vulcain couvert de charbon.
 
            VULCAIN. Ma chérie !
            VENUS. Par Téthys ! Mon époux est de retour !
            Elle se réfugie dans la maison. Mars disparaît de la fenêtre et Apollon interrompt son récit.
            APOLLON. Vulcain, je te cherchais.
            VULCAIN, soupçonneux. Que fais-tu donc ici ?
            VENUS, apparaissant à la fenêtre, éplorée. Il me faisait des avances !
            APOLLON, outré. Que dis-tu ?
            VULCAIN. Ah, ah ! Le coquin est démasqué ! Que vois-je, autour de moi ? Tu avais déjà retiré ton armure, à ce qu’il me semble, et tu t’apprêtais à te défaire du reste !
            APOLLON. Imbécile ! Je n’ai jamais porté d’armure !
            Au même instant, Mars emmitouflé dans une couverture se faufile hors de la maison et sort de scène.
            VULCAIN. Ta défense est faible, jeune homme ! Oublierais-tu que c’est mon épouse que tu as voulu faire tienne ? Je suis peut-être voûté, tordu, déformé, et toi lumineux comme le soleil dont tu conduis le char, mais j’ai pour moi les droits du mariage. Tu te croyais au-dessus des lois, n’est-ce pas ? Tu avais tout pour toi, la beauté, l’intelligence, le talent artistique, la vigueur, la jeunesse, les faveurs de ces dames – mais il te manquait Vénus, que tu ne pouvais imaginer à mes côtés. Aussi t’es-tu empressé de l’attaquer alors que je tournais le dos…
            APOLLON. Tu te trompes, forgeron, car ma présence ici a une raison bien plus innocente. Vois mon carquois vide…
            VULCAIN. Oh, la belle excuse !
            APOLLON. Vulcain, tu te gausses ! Ne m’insulte pas !
            VULCAIN. T’insulter ? Qui est insulté, ici ? Estime-toi chanceux de ne pas avoir le visage déjà réduit en bouillie !
            APOLLON. Je vois que je ne peux te faire entendre raison. Je vais de ce pas appeler mon père, Jupiter, pour qu’il mette fin une fois pour toutes à cette querelle stupide !  
            VULCAIN, lui barrant le chemin. Halte-là ! Je ne te laisserai pas filer en douce !
 
Scène 4
Vulcain, Apollon, Jupiter.
 
            JUPITER, entrant. Forgeron, j’ai besoin de tes services !
            APOLLON. Heureuse rencontre, mon père !
            VULCAIN. Oui, grand Jupiter, tu tombes à point nommé ! J’en appelle à ta très haute justice ! Aide-moi à confondre ce jeune sauvageon qui désire faire de ma femme ce qu’il veut !
            JUPITER. Parles-tu bien de mon fils Apollon ?
            APOLLON. C’est une grossière méprise. J’avais besoin de flèches supplémentaires, quand Vénus…
            VULCAIN. Parlons-en, de tes flèches ! Ton âme ne connaît que roueries et médisances !
            JUPITER. Qui accuse mon fils ?
            VULCAIN. Moi, sur les dires de ma douce et chaste épouse !
            JUPITER, amusé. Alors, je crains qu’il y ait bel et bien méprise.
            VULCAIN, effaré. Que… Pourquoi… Comment peux-tu affirmer cela, puissant Jupiter ? Regarde autour de toi : ne vois-tu pas l’armure dont ton fils était en train de se défaire, lorsque je l’ai surpris ? Qui sait dans quelle tenue indécente je l’aurais découvert si j’étais arrivé plus tard !
            APOLLON. Encore une fois, je ne porte pas d’armure.
            JUPITER. Apollon dit vrai, il ne porte pas d’armure. Dois-je te rappeler, cher gendre, que mon fils, avant d’être archer, est musicien ? Fouille sa garde-robe, si tu y tiens, mais tu n’y trouveras que toges immaculées et tuniques de soie.
            VULCAIN. Non, Jupiter, non, tu ne comprends pas l’affaire ! Ton fils est bien plus fourbe que nous le pensions ! Il portait une armure pour nous tromper ! Car son complice, ce sournois petit Mercure, m’a affirmé que Mars était épris de mon épouse : il espérait qu’à la vue de cette armure, j’accuse ce bon vieux Mars et que je disculpe son frère ! Mais les coquins ont été pris la main dans le sac !
            APOLLON. Par Saturne…
            JUPITER. Laisse cela, Apollon, cette tête de mule n’en démordra pas. Je voulais te commander des éclairs, mon cher Vulcain, et j’y renonce. Tu es aujourd’hui d’une mauvaise foi épuisante, que je souhaite épargner à mon fils. Mais retiens bien cela : Apollon ne porte pas d’armure, et encore moins une armure d’aussi mauvais goût.
            Jupiter et Apollon sortent. Vulcain reste les bras ballants.
            VULCAIN. Cette affaire me laisse pantois. Qui dois-je croire ? Cette armure est-elle tombée du ciel ?
            VENUS, à la fenêtre. Ton cochon au lait refroidit, mon chéri !
            VULCAIN. Ah, ma colombe, tu me fais vivre !
 
 
 
Acte III
            La scène se déroule dans la chambre de Vénus et Vulcain. Côté jardin, un grand rideau indique l’entrée, tandis que la fenêtre se trouve côté cour. Un lit à baldaquin se dresse au centre de la pièce et un coffre, au fond, contient les outils de Vulcain.
 
Scène 1
            Mars et Vénus sont allongés sur le lit, elle en tenue légère, lui portant une armure encore plus laide que la précédente. Des habits sont éparpillés à travers la chambre.
 
            VENUS. Ton goût en matière d’armures est de plus en plus détestable !
            MARS. Ma lame d’amour, je suis sincèrement désolé. Ma cuirasse d’apparat gît toujours dans la cour et tu m’as défendu d’y toucher.
            VENUS. Je ne te défends rien : c’est à Vulcain qu’il faut te plaindre. Monsieur mon mari désire la garder comme pièce à conviction.
            MARS. Pourquoi, par Thanatos ? (Soudain épouvanté.) Aurait-il deviné notre liaison ?
            VENUS. Mais non, tête creuse ! Le dieu boiteux craint bien plus le fourbe Apollon que l’honnête soldat que tu es.
            MARS. Pourquoi Apollon ? Qu’as-tu avec Apollon ? A quoi peut prétendre ce troubadour coquet ?
            VENUS. Mars, tu m’épuises ! La palabre n’est pas ton fort, l’esprit guère davantage. T’ai-je fait venir ici pour me briser les tympans ? Veux-tu bien te débarrasser de tes hideux atours de guerre et me contenter avec des armes que tu maîtrises mieux que la parole ?
            Mars commence à retirer son armure. Les deux amants disparaissent sous les couvertures. Apollon entre en repoussant le rideau, toujours armé de son arc. Il s’adresse au public.
            APOLLON. – Après l’admirable accueil dont j’ai fait les frais auparavant, je ne me risque plus à signaler ma présence de vive voix. Qu’il soit malséant de se faufiler comme un voleur dans la maison d’un parent m’importe peu, tant que je n’ai pas vu la couleur des flèches dont j’ai… (L’armure de Mars jaillit au même instant des draps pour s’écraser à ses pieds.) Par Jupiter ! Mais c’est une manie ! Oh, j’ai été bien sot de croire que le compère Mars ne butinait pas dans les parages… Fuyons avant de nous compromettre davantage. (Il se détourne, puis s’arrête soudain.) Que suis-je en train de faire ? L’occasion est excellente et ce coquin de Mercure se moquera de moi si je ne la saisis pas. N’ai-je pas quelques comptes à rendre à la belle Cythérée ? Il ne me faudra que quelques minutes pour rejoindre la forge et tirer le benêt de mari cocufié de son charbon. Il ne pourra plus me refuser mes flèches, à présent.
            Il sort.
            MARS, redressant la tête. – N’as-tu rien entendu ?
            VENUS. – Tu me fatigues, mon loupiot d’amour ! Le parquet craque, les ressorts du lit grincent, il n’y a pas lieu de s’inquiéter ! Replonge à mes côtés sous les draps et reprenons notre affaire tant que nous le pouvons.
            Mars lui obéit. Les deux amants s’agitent, puis on entend Mars ronfler pendant une ou deux minutes.  
            VENUS, redressant la tête. – Est-ce possible ? Le voilà qui roupille ! Par Gaia, je jugeais le glorieux Mars plus combattif !
            Vexée, elle replonge sous les draps.
 
Scène 2
            Mars et Vénus sont toujours sous les couvertures, le bras de Vénus dépassant des draps. Les ronflements de Mars décroissent jusqu’à l’entrée d’Apollon et de Vulcain, qui demeurent près du rideau.
 
            VULCAIN. J’espère que tu ne m’as pas arraché de mon travail pour des vétilles, jeune homme. Chaque minute compte, dans mon métier, sache-le bien ! Oh, oui, c’est très bien de chantonner toute la journée, de composer des ritournelles pour emplir d’étoiles les yeux des demoiselles, de lutiner en composant des sonnets, de…
            APOLLON. Silence, par Morphée ! Tu vas les réveiller !
            VULCAIN. Réveiller qui ?
            APOLLON. Tourne la tête vers le lit et contemple cette scène honteuse, mais sans faire le moindre bruit.
            Vulcain lui obéit avec mauvaise humeur.
            VULCAIN. Eh bien ! Je contemple la chambre de ma femme.
            APOLLON. Son comportement ne te dresse-t-il pas les cheveux sur la tête ?
            VULCAIN. Elle aurait effectivement pu un peu mieux ranger notre chambre conjugale. Abandonner ainsi dans la poussière ses robes et ses armures, c’est assez déplacé. Que vont penser nos invités ?
            APOLLON. Par le Styx ! T’ai-je demandé de regarder le parquet ? Le lit, Vulcain, examine le lit ! Qu’y vois-tu ?
            VULCAIN. Manifestement, ma digne épouse est épuisée. N’a-t-elle pas le droit de sommeiller à sa guise, sans que des importuns viennent inlassablement perturber ses doux songes ?
            APOLLON. Oh, oui, de doux songes.
            VULCAIN. Elle a peut-être un peu grossi… Ou n’est-ce que le relief des couvertures ?
            APOLLON, s’efforçant de demeurer calme. Un bon époux, mon cher Vulcain, irait silencieusement lui offrir sa bénédiction, pendant qu’elle dort du sommeil du juste.
            VULCAIN. Crois-tu ? Le conseil n’est pas mauvais. Je suis certain qu’un baiser discret ne pourra que lui apporter des rêves agréables.
            Il traverse la chambre à pas de loup, trébuche sur l’armure puis parvient au lit. Il soulève les couvertures et contemple les amants, livide. Il pivote ensuite vers Apollon.
            VULCAIN, horrifié. Le Styx en soit témoin !
            APOLLON. Silence ! Ne crains-tu pas de les éveiller ?
            Vulcain revient à ses côtés.
            VULCAIN. Ce n’est pas possible, je n’y crois pas, ma vue se trouble. Vénus ne me trahirait jamais, elle qui est la bonté même, l’honnêteté incarnée, la messagère de la pudeur, un parangon de vertu. Elle m’aime, me l’ayant encore certifié ce matin, alors qu’elle me servait mes œufs au plat.
            APOLLON. Les serments d’amour de Vénus la prude ne sont pas réputés pour leur solidité, mon pauvre Vulcain. Les faits sont là : conviens-en.
            VULCAIN. Comment le pourrais-je ? Quand bien même elle m’aurait trompé, elle n’aurait jamais consenti à prendre Mars pour amant. Si elle t’avait choisi, toi, le bel Apollon à la voix d’or et au corps d’ivoire, j’aurais compris que la malheureuse avait été séduite. Mais Mars, quant à lui, allie la lubricité d’un silène à la brutalité d’un centaure. Qu’aurait-elle pu trouver à ce soudard mal rasé, engoncé dans son armure rouillée et noyant son discours sous un torrentiel lexique martial ?
            APOLLON. Fi du conditionnel, puisque je suis hors du lit et Mars sous les draps. J’ose espérer, mon ami Vulcain, que tu ne m’accuseras plus avec autant de légèreté que l’autre jour.
            VULCAIN. Je le pensais vraiment… Mercure et toi complotiez dans mon dos…
            APOLLON. Nous faisions notre possible pour dessiller ta pauvre pupille voilée. Mais tu as été aveuglé par la rumeur, triste ami. Mars n’est pas plus l’honnête soldat qu’il paraît, que je ne suis un séducteur invétéré. Enfin, je suis ravi d’avoir pu te rendre ce service. Songes-y lorsque tu retourneras à ta forge, car mon carquois est désespérément vide. Bon courage, mon ami. Je te promets que ton secret ne sera pas éventé.
            Il sort. Vulcain reste figé sur place tandis que le noir se fait.
 
Scène 3
            Vulcain est seul au retour de la lumière : Vénus et Mars ont quitté la pièce. Les habits, à l’exception de l’armure que Mars a reprise, sont toujours étalés au sol.
 
            VULCAIN. Si la vue de leurs deux corps enlacés sous les draps ne me suffisait pas encore, j’ai à présent toutes les preuves en main. Après le départ d’Apollon, je n’ai pas eu le cœur de retourner à la forge. Je suis resté figé sur place, enraciné dans cette maudite chambre, asphyxié par les relents de l’adultère. Caché derrière les tapisseries, j’ai entendu tous leurs ébats. Mars rugissait comme un bœuf, appelant à la charge, imitant le clairon puis envoyant son armée à la bataille ; et elle, la douce épousée, elle riait à gorge déployée, si puissamment que l’éclat de ses dents blanches m’apparaissait au travers des tentures. Elle l’appelait son général d’amour…, quand elle ne m’a jamais rien dit de plus que « Vulcain », « mon mari », « toi, là »… Et maintenant, je sais qu’elle me nomme également boiteux, tordu, cassé, hideux, bossu, et qu’elle affirme que le feu de ma forge a fait dégouliner les traits de mon visage, que mon poil roussi par les flammes empeste le charbon et que le travail du fer a tassé mes épaules, brisé mes genoux, courbé mon échine, racorni mes mains, me transformant en une bête ridicule et pataude. Oui, j’ai tout entendu et j’ai ruminé tout son discours, au point d’en être écœuré. D’abord, j’ai maudit Apollon pour m’avoir lancé cette affaire à la face, comme un seau de charbons ardents. Mais le pauvre avait bien le droit de se défendre, puisque je l’avais odieusement accusé. Puis j’ai pleuré sur mon amour perdu : la désillusion avait percé mon cœur comme une outre de mauvais vin. Ensuite, j’ai voulu bondir sur Mars, alors même qu’il faisait glousser ma femme – mais j’aurais été immédiatement précipité au sol, humilié sous les doux yeux de celle que j’espérais reconquérir. A présent, je sais que la belle et son complice sont à jeter dans le même sac : Mars étant trop fruste pour connaître l’art de la séduction, c’est donc elle qui est l’instigatrice de cette sordide affaire. Ils seront tous deux punis à la hauteur de mon courroux.
            Il se dirige vers son coffre, au fond de la scène, l’ouvre et en tire différents outils, ainsi qu’un long filet qu’il reprise.
            VULCAIN. Incapable de combattre et guère plus intelligent qu’un autre, j’utiliserai contre les deux fourbes mon plus bel atout : mon ingéniosité. Oh, oui, le petit Vulcain tordu les fait rire. Il est si ridicule, Vulcain le rabougri, avec ses grosses mains brûlées, ses joues fondues par les flammes et ses genoux difformes. On aime le voir trébucher, le voir rouler dans la poussière, trahi par ses jambes trop courtes. On ne s’embarrasse pas de l’aider à se relever, on se moque plutôt de sa posture risible. Faites donc, mes gentils amis. Savourez les culbutes de Vulcain le ratatiné tant que vous le pouvez. Le spectacle commence à peine, vous allez apprécier la suite.
            Il fixe le filet au ciel du lit puis sort. Le noir se fait, pendant lequel les vêtements disparaissent.
 
Scène 4
Mars, Vénus, tous deux en tenue légère, entrent.
 
            MARS. Je suis inquiet, ma douce épopée. Ce gandin d’Apollon a passé la soirée d’hier à m’interroger sur mes conquêtes les plus récentes, comme s’il avait percé notre affaire, et son acolyte, Mercure à la langue de vipère, ne m’a pas quitté un seul instant des yeux, ricanant à la moindre de mes paroles.
            VENUS. Que tu es barbant ! S’ils sont au courant, que m’importe ? Ils t’asticotent parce qu’ils sont jaloux, mon grand dadais. Ne me parle plus de rien, car je désire goûter pleinement cette journée de liberté. Mon niais de mari est parti en voyage, visite à sa maman si j’ai bien compris. Il a déjeuné comme seize, dévastant nos provisions, puis a empilé tous ses bagages sur sa bosse et est parti en rampant comme une énorme tortue. Depuis ma fenêtre, je l’ai aperçu quittant l’Olympe sous les quolibets des déités. Profitons-en sans tarder !
            Ils se jettent sur le lit et commencent à s’enlacer. Vulcain apparaît à la porte, tenant une corde reliée au lit.
            VULCAIN. Oh, oh ! La lune de miel bat déjà son plein, à ce que j’entends ! Agissons vite, sans leur laisser le temps de comprendre ce qui leur arrive !
            Il tire brusquement sur la corde. Le filet, disposé au sommet du lit, s’effondre sur les deux amants qui poussent de grands cris indignés et cherchent, en vain, à se libérer.
            VULCAIN. Ah, ah, mes gaillards, vous voilà bien attrapés !
            VENUS. Par Gaïa ! Mon époux nous a piégés !
            MARS. Pleutre ! Ce n’est pas ainsi qu’un mari doit se venger ! Donne-moi une épée et attaque-moi dans les règles de l’art, si tu n’es pas un lâche !
            VULCAIN. Garde ta salive pour me supplier tout à l’heure, troupier ! En effet, ce n’était là que l’apéritif !
            VENUS, langoureuse et suppliante. Mon époux d’amour, mon forgeron adoré, je suis si navrée, si désolée… Je ne voulais pas te causer pareil tort, mon admirable artisan… Mais cet horrible gredin m’a forcée à te tromper et…
            VULCAIN. Silence, indigne épouse ! Crois-tu que tes artifices m’aveuglent encore ? Je suis lassé des excuses larmoyantes et des plaintes lascives ! Ne cherche pas à esquiver ma punition, car il est déjà trop tard !
            Il s’empare de deux casseroles dissimulées derrière une tenture et ouvre en grand la fenêtre. Il frappe les deux casseroles l’une contre l’autre en provoquant un effroyable tintamarre.
            VULCAIN. Debout, l’Olympe, debout ! Viens contempler la tromperie toute nue dans mon lit ! Viens admirer la séduction criminelle ! Sois témoin de l’adultère le plus effroyable du monde céleste ! Découvre comment l’odieuse Vénus, aux charmes inépuisables, fit sien le licencieux Mars, trahissant son digne époux légitime, l’honnête Vulcain !
 
Scène 5
            Tous les dieux arrivent un par un. Les déesses poussent de grands cris choqués et rebroussent chemin. Les divinités masculines considèrent le spectacle des deux amants piégés, d’abord avec surprise, puis avec amusement.
 
            JUPITER, entré le dernier. Par la foudre, quelle est cette farce ?
            VULCAIN. Noble beau-père, tu ne peux que constater le crime de ta fille. Je demande réparation pour mon mariage gâché !
            Autour de lui, les dieux éclatent de rire.
            JUPITER. Oh, mon gendre à la pauvre petite tête de navet, pourquoi as-tu rendu cette affaire aussi soudainement publique ?
            VULCAIN. Mais vous devez tous être témoins de l’adultère !
            MERCURE. Effectivement, voilà du beau témoignage ! Je te félicite pour ton goût de la mise en scène, cher Vulcain. Nous comprenons tous, j’en suis certain, pourquoi Mars a cédé à la tentation…
            JUPITER. Mercure, l’affaire est grave.
            MERCURE, ne déguisant pas les regards grivois qu’il jette à Vénus. Bien entendu, qu’elle l’est. Tout le monde, dans cette histoire, a agi avec la plus sotte imbécillité. A commencer par mon digne frère Apollon.
            APOLLON. Pour quelle raison m’accuses-tu, je te prie ?
            MERCURE. Ne le vois-tu pas ? Quel homme censé irait dénoncer cette beauté adultère à son époux, alors qu’il pourrait en tirer, par un habile chantage, de célestes rétributions ?
            APOLLON. Je suis forcé de reconnaître que tu as raison… J’aurais dû te demander conseil avant d’agir si précipitamment.
            JUPITER, vaguement outré. Mes enfants, vous n’êtes pas sérieux !
            MERCURE. Mais si, noble père, je m’efforce de rendre à chacun sa part du crime. La tienne, la voici, puissant Jupiter : quel père serait assez fou pour brider une aussi splendide fille dans les rets étroits du mariage ? En agissant ainsi, ne la poussais-tu pas à l’adultère ? Quel autre choix lui restait-il pour combler un trop plein d’amour que son époux, sans cesse occupé par son travail harassant, ne pouvait contenir ? 
            APOLLON. L’argument se tient.
            JUPITER. Je vous dirai en privé ce que j’en pense.
            MERCURE. Ensuite, j’accuse Mars, non pour avoir séduit Vénus, mais pour avoir cru, le benêt, qu’il pouvait nous le dissimuler. Qui croyais-tu tromper, mon bon Mars, en évoquant tes derniers combats harassants et tes conquêtes glorieuses ?
            VULCAIN. Est-ce tout ? Le coquin s’en tirera donc à si bon compte ?
            MERCURE. Que veux-tu ? Les arcanes de la justice sont impénétrables, même aux dieux ! En dernier lieu, c’est toi, Vulcain, que j’accuse. N’ouvre pas de si grands yeux, voyons ! Ton crime est de nous avoir tous appelés ici, pour faire montre de tes soucis conjugaux. Par cela même, tu ne fais qu’envenimer l’affaire. Car vois-tu, Vulcain, en offrant à nos yeux innocents la vision de ta femme délicieuse, tu nous fais envier Mars et désirer ce qu’il a obtenu…
            L’assemblée des dieux approuve en continuant de rire.
            JUPITER. Cessons-là nos bêtises. Vulcain, fais-moi le plaisir de délivrer tes deux proies, elles ont suffisamment souffert.
            VULCAIN. Quoi ! Est-ce vraiment tout ? Où est mon procès ? Où est ma réparation ? Qui me plaindra ?
            JUPITER. Ton procès aura lieu en privé, et non devant cette cour hilare. Je te rembourserai ce que t’a coûté le mariage, sois-en certain, mais je ne peux guère faire mieux. Plaindre ton sort semble difficile, au vu des sourires qui nous entourent. Mais tu n’as pas tout perdu, car l’adultère se contera bientôt en tous lieux de l’Olympe. Libère les criminels, à présent.
            A contrecœur, Vulcain relève le filet. Mars et Vénus s’enfuient à toute allure, sous les rires de l’assemblée.
            JUPITER. A présent, rentrons. Cette affaire aura bien diverti notre matinée.
            MERCURE, à Apollon. Mon frère, si tu es partant, suis-moi chez mes oncles Neptune et Pluton. Je pense que la terre, la mer et les Enfers ont tout autant le droit que nous d’être au courant de ce scandale divin.
            Tous sortent sauf Vulcain.
 
Scène 6
Vulcain
 
            VULCAIN. La victoire a un goût bien moins sucré que je ne le pensais, et mon ingénieuse vengeance n’a pas embelli ma réputation. Cependant, j’ai bien remarqué, en dépit du plaidoyer railleur de Mercure, que ce dénouement en surprenait plus d’un : le minuscule Vulcain, handicapé par sa bosse et ses jambes torses, terrassant Mars aux mille victoires ! J’en tire un rien de fierté, beaucoup de consolation, et me suis finalement presque autant amusé que les autres. Mais pourquoi, alors, suis-je si assombri ? Oui, être trompé par son épouse n’a rien de très plaisant… Et ce coquin de Mercure a bien raison : à vouloir trop dénoncer l’affaire, je n’ai fait que la compliquer. Aujourd’hui, Vénus n’avait qu’un amant ; demain, combien attendront sur le seuil de ma porte, après avoir contemplé son corps parfait ? Et à présent qu’elle sait son secret découvert, prendra-t-elle encore la peine de se cacher ? Ah, mon pauvre Vulcain, j’ai bien peur que le remède ne soit plus dévastateur que le mal… (Il reprend après un instant de silence.) Mais à quoi bon se lamenter ? Il n’est pas dans ma nature de laisser le désespoir me gagner ! Regarde-toi, Vulcain : tu es le dieu du feu, le chef des Cyclopes, le maître de l’Etna ! Le fer et le bronze ploient sous ton marteau ! Qu’as-tu à envier à Mars et à ses jambes droites ? (Paradant sur le devant de la scène) Après tout, je ne suis pas si déplaisant… Puisque mon ingéniosité n’a pu vaincre mon épouse, pourquoi ne la combattrais-je pas à armes égales ? Nous allons bien voir, Vénus, qui de nous deux sera bientôt le plus séducteur de l’Olympe ! Minerve, Diane, Aurore, Proserpine, vous toutes, filles divines, je m’acharnerai à vous conquérir ! Ris donc aujourd’hui, Olympe, car demain tu me redouteras !
            Il sort en bombant le torse.

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