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Orphée et Eurydice
Soumis par Anonyme le ven, 01/06/2012 - 14:00
Orphée et Eurydice
Connaissez-vous cette contrée lointaine, si lointaine, par-delà les monts et les mers que bien rares furent ceux qui s’y rendirent ? Pour accéder à cette région antique et mystérieuse, il fallait franchir un parcours semé d’embûches, et il n’était pas rare que les navires se brisent en frappant les hautes roches de pierre émergeant à la surface des flots écumants. Il fallait également affronter les monstres marins, les connais-tu ? L’une, Charybde, dans ses tourbillons n’a de cesse d’engloutir les navires ; et les malheureux qu’elle laisse échapper, elle les réserve à sa voisine marine, Scylla, qui, pourvue de six pattes griffues et de six têtes de chien, s’empresse de les dévorer. Ainsi était-elle bien gardée du reste du monde, cette contrée. Mais qui diable pouvait y vivre, si isolé de tout ?
Dans ce pays était un roi, qui habitait un château merveilleux, aux hautes tours, élancées vers les cieux, si longues qu’on n’en pouvait distinguer l’extrémité. A l’intérieur tout n’était qu’or et draperie ; les vases, la vaisselle, tout était fait du métal le plus précieux ; les linges, les vêtements brillaient de mille feux. Tout manifestait une opulence, une richesse à nulle autre pareille. Ce roi était très bon envers ses sujets : quand les récoltes avaient été pauvres, il distribuait le grain de ses greniers pour venir en aide aux plus nécessiteux. Aussi ses sujets l’aimaient-ils, aussi une parfaite harmonie, une grande paix régnaient-elles en ce pays.
Le roi avait une fille, belle comme le jour. De longs cheveux bouclés encadraient un fin visage. Ses yeux, en forme d’amande, étaient d’un bleu si clair qu’on pensait s’y noyer en les regardant. Sa beauté n’avait d’égale que sa bonté : tous les jours elle s’empressait, prête à aider. Elle avait pour nom Eurydice.
Son père, comme dans toutes les histoires, voulait la marier, et pas à n’importe qui. Il voulait que l’heureux élu fût le plus brave du royaume. Comme à cette époque on était encore un peu superstitieux, c’est-à-dire qu’on donnait foi aux signes envoyés par les dieux du ciel, il résolut de demander leur avis à ces derniers. Mais, comme chacun sait, il est très rare qu’ils vous répondent directement. Alors il envoya un héraut crier dans toutes les contrées alentour que le roi du pays des mers, ainsi se nommait-il, donnerait sa fille en mariage au valeureux qui parviendrait à franchir le détroit difficile qui séparait son pays enchanté du reste du monde. Comment le héraut parvint-il, lui, à le passer pour porter son message, nul ne le sait. Toujours est-il qu’il fut transmis, puisque bon nombre de jeunes princes s’élancèrent aussitôt à l’assaut des mers, tant il est vrai que la beauté de la jeune princesse était connue sur toute la terre. Selon le roi, celui qui parviendrait à bout des monstres marins, des flots écumants, serait celui que les dieux avaient destiné à sa fille.
Dans l’un des pays voisins vivait un prince, Orphée. Il habitait un royaume merveilleux, où jamais aucun des éléments du ciel n’avait de prise, où même les bêtes sauvages ne présentaient aucun danger pour l’homme. Car ce prince avait un don magique : il savait tirer de sa lyre des sons enchanteurs. L’entends-tu, ce chant à peine audible que l’on croit deviner au-delà des arbres, au-delà des oiseaux, au-delà du vent ? Il avait ce don, celui de chanter, celui d’enchanter, et tous ceux qui l’écoutaient, même les bêtes sauvages, même la tempête un soir d’orage, tombaient sous son charme. On l’admirait, on le trouvait beau, la nature elle-même était toute à son écoute.
Il entend la rumeur, le roi du pays des mers veut donner sa fille en mariage. La beauté de la jeune princesse lui est connue. Il n’hésite pas. Les épreuves qu’il lui faudra affronter sur mer pour parvenir jusqu’à sa belle ne l’émeuvent pas, il a sa lyre, il a son chant. Il s’élance. Il calme les flots agités, il dompte la folle Charybde, il charme la cruelle Scylla, et met pied sur le sol du pays enchanté.
La foule en liesse le porte au palais du roi, il est le premier à avoir franchi le terrible détroit. Le roi lui-même l’accueille sur les marches du château, heureux d’avoir été écouté des dieux, qui ont conduit jusqu’à lui ce prince valeureux. Eurydice est là, elle aussi. Ils se voient, tout est dit, ils s’aiment immédiatement.
Les noces furent aussitôt préparées. Une foule de gens fut employée à la cour du roi : les uns préparaient les repas, les autres balayaient les planchers ou époussetaient les chambres. Le roi était d’une grande bonté, et le château, de l’aube au crépuscule, résonnait de mille bruits et de joyeuses chansons. Le mariage donna lieu à une fête merveilleuse. La jeune princesse, ayant revêtu une robe de soie blanche et disposé des fleurs d’oranger dans sa belle chevelure blonde, prit place auprès d’Orphée son époux dans un élégant carrosse que tiraient quatre magnifiques chevaux. Le roi ayant décrété que ce jour était une fête nationale, les rues étaient bordées d’une multitude de gens qui acclamaient le passage des jeunes époux avec des cris de joie.
Il faisait beau, Les invités étaient nombreux. On avait dressé partout de grandes tables somptueusement ornées et richement garnies. Les deux époux se regardaient, pleins d’amour l’un pour l’autre, certains de leur bonheur. Tout était là, à la disposition d’une main tendue, rien ne laissait suggérer l’imminence d’un drame. Rien. L’instant d’avant, ils riaient. Un drame, dites-vous ? Ce jour-là, le jour du mariage, voici qu’un serpent se glissa parmi les invités, au moment où personne ne s’y attendait, et mordit la belle Eurydice à la cheville. Le jour où elle est à lui, à Orphée, on la lui retire pour toujours ! Et cela se fait si vite ! Un instant suffit pour que les ombres de la mort envahissent ce jardin, obscurcissant cette claire atmosphère de bonheur. Regarde comme cela va vite : le serpent la mord ; elle s’effondre ; elle ouvre la bouche ; sa respiration s’arrête ; Orphée pousse un cri ; mais cela ne sert à rien ; elle est déjà morte.
Ah ! A quoi lui servent à présent son art, sa lyre ? Il a franchi le terrible passage maritime qui le séparait de sa belle, a vaincu les monstres marins, mais contre la mort, quel mortel pourrait lutter ? Ce que la mort a fauché, jamais elle ne le rend. Orphée demeure là, à genoux, aux pieds d’Eurydice inanimée, désespéré.
Mais Orphée refuse de se soumettre à l’éternel massacre des siècles. Il refuse les lois de la mort, veut les défier. Il défie la mort par sa jeunesse et la force de son amour pour Eurydice. Un soir, sans le dire à personne, il décide de se rendre aux portes de l’enfer. Avant de se mettre en chemin, il va consulter un sorcier. A sa demande, ce dernier répond : « Je ne puis vous aider à vous rendre en ces lieux obscurs, car jamais aucun vivant ne pénétra dans le monde des morts, mes pouvoirs ne sont pas suffisants pour vous en permettre l’accès. Mais sachez qu’à la frontière de ce pays, dans la Mer de Pierre, au fond d’une grotte vit un oiseau doué de parole et qui sait tout. Il pourra vous conseiller sagement. » Il lui confie une boîte de verre dans laquelle se trouve une flèche dorée et ajoute : « Suivez le chemin indiqué par la flèche et vous trouverez la Mer de Pierre et l’oiseau doué de parole ! Mais prenez garde : vous ne devez en aucun cas vous retourner lorsque vous serez parvenu à la Mer de Pierre, sous peine d’être immédiatement transformé en pierre ! » Orphée promet d’être prudent et se met en route, avec sa lyre pour tout bagage, se guidant grâce à la flèche dorée. Le chemin est fort long, et plusieurs jours s’écoulent avant qu’il ne parvienne à la Mer de Pierre. Ses pieds meurtris le font souffrir. Il a faim. Ses vêtements sont sales et déchirés, mais le souvenir de son aimée ravive toujours son courage.
Enfin il parvient à la Mer de Pierre. L’endroit est lugubre, un lourd silence écrase l’atmosphère. Aucun vivant n’apparaît à l’horizon. Le ciel gris semble ne plus faire qu’un avec la mer. Celle-ci s’entrouvre, laissant voir un sentier. Orphée s’y engage. Pas à pas, il remonte le corridor qui s’offre à lui. Derrière lui, des chuchotements, des rires, des cris le poussent à interrompre son parcours, à faire demi-tour. Il reste impassible, et parvient jusqu’à l’oiseau magnifique « Tu as franchi la première étape, mais non la moindre. Bien rares sont les mortels qui revinrent du lieu dans lequel tu t’apprêtes à te rendre. Cependant, parce que je perçois la force de ton amour pour celle que la Mort t’a dérobée, je consens à te permettre l’accès au monde souterrain des Enfers, où ta belle s’en est allée. » Après ces mots, aussitôt, la mer, dans un tourbillon, laisse apparaître ses fonds. Un grondement sourd emplit l’air. Et la terre se fend. Enfin, Orphée, te voilà parvenu devant l’antre ténébreux !
Un moment, il hésite. Il est las, exténué, et il s’apprête à quitter la terre des vivants. En reviendra-t-il ? Il considère la roche hérissée de buissons épineux et secs. Une âcre odeur de fumée emplit l’atmosphère. Un silence de mort plane, écrasant. Au loin, il croit entendre les cris des suppliciés. Ou peut-être n’est-ce que le fruit d’une imagination exacerbée par cet air oppressant qui l’entoure. Orphée, sais-tu bien où tu te trouves ? As-tu conscience de ce que tu t’apprêtes à faire ? Franchir la porte de la mort ? Quitter le monde des vivants, le tien ? Tu connais cette sentence cependant : ce que la Mort prend, point ne le rend.
Ses membres hésitent, cédant à la pression du souffle vital qui les anime. Mais voici qu’une vision surgit, Eurydice, belle, lumineuse dans sa robe de soie blanche, comme éclatante. Des rayons semblent émaner de son visage, éclairant le monde sordide et obscur qui s’est entrouvert. Elle lui sourit, une bénédiction. Cela suffit. Ranimé par la céleste apparition, Orphée fait un pas, et s’engage dans cet escalier sans fin. Aussitôt, dans un grondement sourd, l’antre se referme, le plongeant dans les ténèbres. Pas un regret. Il n’a pas peur, il a en lui l’image de son aimée, qui, l’éclairant, le fait avancer. Une à une, il descend les marches qui le mènent dans le gouffre profond des enfers. Et les marches succèdent aux marches. Combien ses pas en foulèrent-ils ? Il ne le sait, seule lui reste l’impression étrange de celui qui a quitté la terre pour laquelle il est fait. Une sorte de sourd malaise, qui vous envahit, vous oppressant dans votre être même.
Au terme de cet escalier tortueux, qui semble n’en plus finir, Orphée parvient à une vaste cour circulaire. Une faible lumière rougeâtre, émanant de nulle part, lui permet d’avancer sans trébucher. Au centre de cette cour se dresse un arbre gigantesque. Des chuchotements continus, comme le bruissement des feuilles agitées par une brise légère, viennent murmurer à son oreille. En même temps, des ombres inconsistantes l’effleurent, puis disparaissent. Le valeureux comprend alors que la réalité elle-même est changée ici-bas, non plus faite d’une matière tangible, mais d’esprits flottant dans cette atmosphère âcre, invisibles à l’œil mortel. Quelles armes détient-il ? Est-il de taille pour lutter contre ces ombres ? Néanmoins, il poursuit sa route, il s’enfonce dans l’obscurité, toujours plus profondément. Il n’a point besoin de torche, l‘amour seul le guide, infaillible boussole.
Il arrive sur les bords du Styx, le fleuve souterrain qui conduit à la porte gardée par le terrible Cerbère, le chien à trois gueules, surveillant la porte des enfers. Orphée considère le fleuve, plus noir que l’ébène, il n’en peut distinguer le fond. Il n’en peut pas davantage évaluer l’étendue. Le vacarme des flots mugissants, agités par le violent courant, se répercutent sur les parois du long couloir souterrain. Les eaux fangeuses bouillonnent. Y aller à la nage ? Inutile même d’y songer. Au loin, son attention est attirée par un brouhaha dense. Il s’approche. Il distingue alors la foule compacte des âmes, nombreuses comme les feuilles dans les forêts, glissant et tombant, au premier froid de l’automne, ou comme les myriades d’oiseaux qui, venus du large vers la terre, se rassemblent, dès que le froid les fait fuir à travers l’océan et les pousse vers des terres baignées de soleil. Elles s’agglutinent autour d’un vieillard à l’aspect repoussant, qui garde l’accès à une bien pauvre barque, amarrée au bord du fleuve. Revêtu d’un manteau sordide, il a le menton couvert de poils blancs et hirsutes, un nez crochu, et des yeux fixes et ardents qui semblent vous transpercer jusqu’au fond de l’âme. Cependant, tous le considèrent avec grand respect ; en effet, c’est à lui que revient la charge de conduire les âmes, à travers le fleuve, jusqu’aux portes des enfers. Sa barque est déjà à demi-pleine, les âmes n’en finissent pas d’y monter. Sous le poids, elle gémit, et par ses fentes, prend l’eau en abondance. Chaque âme, avant de s’embarquer, remet une pièce d’or au passeur. Dans chaque tombe, près du corps étendu, les proches ont pris soin de déposer cette indispensable obole, sans laquelle le repos ne peut être trouvé, par delà la mort. Seulement, d’obole, Orphée n’en a point. Il a vaincu le monstre Charybde, la cruelle Scylla, après avoir franchi et traversé monts et mers, tout ceci pour se retrouver ici, sans pouvoir faire un pas de plus ! Et la belle Eurydice ? La reverra-t-il jamais ? Son cœur saigne en lui, souffrant de la séparation. Dans un geste de lassitude, il abandonne ses bras le long de son corps, et sa main rencontre sa lyre… Sa lyre ? N’en a-t-elle pas charmé plus d’un ? Qui saurait résister à cette mélodie ensorceleuse ? Déjà ses longs doigts fins se mettent à délicatement parcourir les cordes. Un doux chant s’élève, triste, celui de son cœur. Le passeur, enchanté, n’attend pas. Il fait monter le puissant musicien dans sa barque et la traversée commence. A aucun moment Orphée ne songe à la terre qu’il laisse derrière lui, celle des vivants, il s’enfonce dans celle des morts, inexorablement.
La traversée fut longue. Bien souvent la frêle barque eut à lutter contre les eaux agitées du Styx. Enfin ils arrivent à la porte du séjour d’Hadès, gardée par Cerbère. Le terrible molosse à trois têtes, dont la morsure est empoisonnée comme celle de la vipère, dresse son cou hérissé de serpents. Au bord du Styx, se tenant devant l’entrée des Enfers, ce chien tricéphale permet aux ombres des morts d’y pénétrer, mais leur interdit d’en sortir. Tous les mortels téméraires qui tentèrent de s’aventurer dans le royaume des morts furent impitoyablement déchiquetés. Terrible devant la porte, il laisse voir ses crocs acérés ; une bave gluante s’échappe de ses gueules, tandis qu’un sourd grognement retentit. Rapidement, Orphée saute de la barque, empoigne son arme magique et se met à jouer. L’effet est instantané : lentement, les paupières de l’animal s’alourdissent, un sommeil profond vient engourdir tout son gigantesque corps. L’entrée se trouve derrière lui, aussi Orphée l’enjambe-t-il d’un bond. Il pousse alors la lourde porte de pierre aux gonds de bronze. De l’autre côté règne la même demi-obscurité. Un long corridor s’offre à lui. Des mains aux corps invisibles soutiennent de grands chandeliers. La flamme vacillante des cierges donne à l’endroit un aspect lugubre. Pourtant, au loin, Orphée croit entendre le bruit de voix nombreuses. Il s’engage donc dans le long couloir rectiligne, et, pas à pas, remonte le tunnel. Les minutes lui semblent des heures. Peu à peu, les sons lui parviennent plus nets ; il entend des rires, des chants, de la musique, un orchestre, le brouhaha d’une ambiance de festin.
Il est alors tout proche de la salle du banquet. Un nouvel obstacle, une épreuve supplémentaire à ajouter à la longue liste de tout ce qu’il a déjà enduré pour le cœur d’Eurydice, lui en interdit l’accès. Un Centaure lui barre la route. Il tient droit son buste d’homme, dressé sur son corps de cheval ; ses mains tiennent avec fermeté une lance et un solide bouclier, tandis que son sabot trépigne avec fougue sur le dur sol de pierre. Il respire l’intransigeance et la fidélité au devoir. Mais Orphée, plus rapide que lui, a déjà pris en main sa lyre et, comme il l’a fait avec Charon, avec Cerbère, il charme du son magique qui s’en échappe, le Centaure. Cet ultime gardien s’écarte alors et laisse voir, derrière de lourdes tentures de pourpre brodées de fil d’or, une immense salle, richement décorée.
Une foule de convives est attablée. Les rires fusent ; des musiciens égaient l’atmosphère au son du violon, du pipeau et de la flûte ; des serviteurs par milliers, aux costumes colorés, vont et viennent, les mains chargées de délicieux mets odorants. Au loin, à la table d’honneur, on distingue le maître des lieux, le dieu des Enfers, Hadès. Assis sur son trône, il tient dans sa main le sceptre avec lequel il gouverne sans pitié les âmes des morts qui peuplent son sombre royaume. Pourtant, le cœur du valeureux Orphée ne chancelle pas. Pour l’amour d’Eurydice, il ira, lui, simple mortel, au devant du dieu pour implorer sa pitié, pour lui réclamer l’âme de son aimée. Perséphone, l’épouse d’Hadès, se tient à sa droite. Fille de Déméter et de Zeus, elle fut en secret promise par Zeus à son frère Hadès. Ainsi, tandis qu’elle ramassait des fleurs dans la campagne, elle aperçut un beau narcisse dont elle s’approcha et qu’elle cueillit. A cet instant, la terre s’entrouvrit et Hadès sortit de la crevasse pour enlever sa nièce sur son char. Grâce aux supplications de sa mère, la déesse obtint de ne rester auprès de son mari que six mois pour demeurer l’autre moitié de l’année auprès de Déméter, afin de faire grandir et mûrir l’épi de blé dans le monde des vivants. Pour l’heure, elle se tient aux côtés de son époux, sévère et grande, belle, mais froide comme une statue. Son cœur est ailleurs, aspirant à la douce terre qui la nourrit.
A l’entrée d’Orphée, un silence de glace parcourut la salle. Tous les regards se tournent vers lui, intrigués à la vue d’un mortel en ces lieux. Des chuchotements bruissent. Sans peur, traversant la foule inconsistante des fantômes, le musicien rejoint Perséphone et le maître du lugubre royaume des Ombres. Il met un genou à terre et commence à parler en ces termes, accompagnant son chant des accords de sa lyre : « O puissances divines du monde placé sous la terre, où tous nous retombons, mortelles créatures que nous sommes ! je ne suis pas descendu ici pour visiter l’obscur Tartare, ni pour enchaîner le monstre Cerbère, avec sa triple gorge hérissée de serpents. La raison de ma venue, c’est la femme que j’aime : elle a, le jour de nos noces, mis le pied sur une vipère qui lui a insufflé son venin, la privant de sa jeunesse. J’ai cru pouvoir supporter ce deuil, j’ai essayé, mais l’Amour l’a emporté dans cette lutte, il est un dieu bien connu, là-haut sur terre. L’est-il aussi ici ? Je ne sais. Pourtant, je présume qu’il l’est. Vous aussi, à en croire le récit d’un rapt ancien, l’Amour vous a unis. Je vous en prie, tissez un nouveau destin à Eurydice qui connut une fin prématurée ! Tout doit vous revenir, et même si nous nous attardons un peu, tôt ou tard, nous nous hâtons vers ce séjour. C’est ici notre dernière demeure. Votre loi est inexorable. Elle aussi, lorsqu’elle aura vieilli et vécu un juste nombre d’années, elle reviendra sous vos lois. Je ne réclame pas un don, mais un usufruit. Mais si vous refusez cette faveur à celle qui m’a été promise, je ne veux pas m’en retourner chez les vivants, certes non ; puissiez-vous jouir alors de notre mort à tous deux. »
Tandis qu’il parlait, s’accompagnant des accords de sa lyre, il arrachait des larmes aux âmes alentour. Son chant parcourut tout l’espace infernal, jusqu’au terrible Tartare où sont châtiées les âmes coupables. Tantale cessa alors de chercher à saisir l’onde fuyante et la roue d’Ixion s’immobilisa, les vautours s’interrompirent et épargnèrent le foie de Tityos et Sisyphe arrêta sa longue ascension pour, s’asseyant sur son rocher, écouter la triste mélodie. Pour la première fois également les joues des trois sœurs Parques se mouillèrent de larmes. Le roi des Enfers et son épouse n’eurent pas le cœur de repousser la prière de cet amant passionné. Ils l’autorisèrent à reprendre Eurydice à une condition : celle de ne pas tourner ses regards en arrière avant d’être sorti des vallées souterraines sous peine de voir annuler la faveur accordée.
Avec sa lyre pour tout bagage, Orphée arriva enfin aux portes du séjour des bienheureux, charmant tous ceux qui se trouvaient sur son passage du son mélodieux qui s’échappait de son instrument. Là, il se soumit au rituel d’entrée. A l’aide d’un goupillon plongé dans une coupelle d’eau claire et pure, il aspergea son corps pour le purifier de tout ce qu’il pouvait contenir de souillé. Un frais parfum s’exhala alors et vint apaiser ses sens exacerbés par les dures épreuves auxquelles il avait été confronté auparavant.
Debout devant la grande arche dorée, il attendit un instant. La riche porte, aux volutes sculptées, faite du marbre le plus précieux et de porphyre aux vives couleurs, commença alors, lentement, à s’élever. Un indescriptible spectacle s’offrit alors aux yeux du héros. Toutes les épreuves qu’il avait dû endurer auparavant s’effacèrent à l’instant de sa mémoire. Un sentiment d’ivresse parcourut tous ses membres et vint inonder tout son être.
D’agréables prairies succédaient aux bois de lauriers, aux parfums suaves, d’où jaillissait un fleuve sacré, qui, à travers la forêt, refoulait vers le haut ses eaux abondantes. L’éther généreux illuminait les plaines de pourpre, éclairées par des soleils et des astres sans nom. Dans ce clair tableau, les âmes des bienheureux déambulaient, insouciantes et gaies. Elles ne connaissaient plus ni peine ni souci.
Orphée s’avance donc au sein de cet univers de bonheur, à la recherche de son aimée. Il interroge les habitants du lieu féerique : « O toi qui vis en ces lieux bénis, réponds-moi, je te prie : n’as-tu point vu cette personne tout nouvellement arrivée, belle comme le jour, au teint nacré, aux lèvres de corail, avec une chevelure dorée. Elle s’appelle Eurydice. Elle est ma fiancée, je suis venu du monde des vivants jusqu’ici pour la ramener avec moi, car je ne puis vivre sans elle. » A maintes reprises, Orphée interroge les unes et les autres des âmes qu’il rencontre, les réponses sont toutes négatives : « Ame qui passes, réponds-moi, je te prie, n’as-tu point vu Eurydice ma fiancée ? » A demi désespéré, il poursuit son inlassable course. Son angoisse l’empêche de jouir du merveilleux endroit qu’il traverse.
Un lutin s’approche, à peine plus haut que trois pommes, une longue barbe blanche encadrant son visage. « Dis-moi, petit lutin, n’as-tu pas vu mon aimée ? J’ai traversé monts et mers, j’ai franchi la porte des Enfers, délaissant ma terre, affrontant la mort, pour retrouver l’élue de mon cœur. Et je ne sais pas où elle se trouve. Viens au secours de ma détresse ! »
Le nain avait en main un gros registre aux mille et une pages, une plume d’oie taillée en pointe fine, et un encrier. Son rôle était justement de recenser les nouveaux arrivants : « Quel nom porte cette jeune femme ?
— Elle s’appelle Eurydice ; tout récemment elle fut mordue au pied par un serpent et ainsi me fut ravie, le jour de nos noces.
— Son nom y est, mais tout légèrement écrit, à l’encre effaçable. Sa présence n’a point encore été confirmée. Elle est donc étendue, endormie, dans le sas réservé aux âmes dont le sort n’a pas encore été décidé.
— Je dois aller la chercher et la ramener au monde des vivants !
— Cela n’est pas possible sans l’autorisation de celui qui commande aux enfers, Hadès.
— J’ai ici l’ordre écrit de sa main. »
Il dit, et montra alors le cachet d’Hadès qui lui permettait de faire sortir une âme du séjour des Enfers. Le nain ne cacha point sa surprise. Quel artifice pouvait avoir employé ce mortel pour obtenir de l’intransigeant Hadès cette autorisation ? Il ne connaissait pas le pouvoir charmeur du chant de son interlocuteur. Néanmoins, il conduit le mortel au lieu où se trouve endormie la belle Eurydice.
Enfin il la voit. Etendue dans un cercueil de cristal étincelant, elle semble encore plus belle, calme, paisible, sa respiration soulève sa poitrine à intervalles réguliers. Ses fines mains blanches reposent sur son cœur. Son visage resplendissant n’est altéré que par la pâleur d’une mort imminente. Orphée s’avance vers elle, et, un genou à terre, il dépose un baiser sur ses lèvres. Lentement, ses yeux s’ouvrent. Il est des moments où un seul regard remplace toutes les paroles. Ainsi en est-il à cet instant-là, les amants échangent un regard plein de feu, cela suffit.
Dans un silence total, ils s’engagent sur un sentier en pente, abrupt, obscur, plongé dans un brouillard dense et opaque. Ils sont tout près d’aborder la surface de la terre. Orphée poursuit sa route, le cœur battant… Eurydice est-elle derrière lui ? Le dieu de la mort le lui a promis et il s’oblige à regarder droit devant lui. Au loin, là-bas, il peut voir un anneau de lumière par lequel on revient au monde. Il ne lui reste qu’à marcher quelques mètres, et alors celle qu’il aime sera dans ses bras. Sur son visage, un sourire apparaît, il a vaincu. Ils vont pouvoir de nouveau vivre ensemble. Mais pourquoi ne dit-elle rien ? Est-elle vraiment derrière lui ? Ne s’est-on pas moqué de lui ? Il voudrait vérifier qu’il ne s’égare pas, qu’il ne rêve pas, qu’il ne découvrira pas, une fois rendu au monde, qu’il est à nouveau seul, et pour toujours. Encore quelques mètres. Encore quelques mètres à tenir. Mais si Eurydice était toujours prisonnière au fond des Enfers et qu’on lui avait fait cette promesse pour qu’il s’éloigne sans rien dire ? Soudain, poussé par la force de son amour, Orphée se retourne vers Eurydice. Elle est bien là, radieuse, à quelques mètres de lui, marchant silencieusement dans ses pas. Ils se regardent un instant. Elle est bien là, mais déjà, elle recule. Elle tend les bras, comme si elle espérait qu’il la retienne, et quand à son tour il tend les bras vers elle, il ne saisit que l’air inconsistant. Et c’est ainsi qu’elle lui est reprise une seconde fois, et pour toujours. Mourant à nouveau, Eurydice ne reproche rien à son époux. De quoi, d’ailleurs, se serait-elle plainte, sinon d’avoir été aimée ? Elle lui dit un suprême « adieu », qu’il n’entendra qu’à peine, et retourne d’où elle venait.
Depuis, Orphée est inconsolable, il vit seul, dans le vent des arbres, et continue de chanter sa triste chanson, se demandant encore et encore, et toujours : pourquoi se retourna-t-il ? Les portes de l’enfer se tenaient ouvertes devant lui, et la lumière les attendait. Mais maintenant, il est seul, celle qu’il aimait a disparu. Pour toujours.
Epilogue
Nous voilà les uns en face des autres, devant cette belle nature, ces arbres, ces fleurs, toute cette sève, cette vie secrète qui grandit. On m’avait dit de vous raconter l’histoire d’un héros. Quel héros ? Celui qui sait que tout finira par se faner, par dessécher, par mourir, et qui ne l’accepte pas. Ce chant d’Orphée que je viens de vous décrire, il continue de nous parvenir par-delà les siècles. L’histoire d’Orphée, évidemment que vous la connaissiez, puisque c’est la vôtre. Orphée, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous. Comme tous ceux qui ont cru traverser la mort, qui ont passé au moins une saison dans les gorges brûlantes de l’enfer, mais qui en sont revenus les mains vides, et le cœur déchiré.
FIN
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