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Voyage d'un homme déchiré

 

Sur une île déserte grecque, le nouvel écrivain voyageur Romain Rocher tente de fuir une société qui le répugne pour surmonter la perte d’un être cher.

 

 

« L’absence de voile sur mon bateau me fit penser aux origines mythiques de cette mer. Était-ce un mauvais présage que de se remémorer le suicide d’un père effondré de douleur ? Égée se jeta dans ces flots car il avait cru son fils tué par le Minotaure. Thésée avait simplement oublié de changer la voile noire de sa flotte contre une voile blanche. Mon fils, lui, n’avait rien oublié. Il avait pensé à mettre son réveil pour aller au collège, mais aussi à m’embrasser avant de partir. Il n’avait pas oublié de s’assurer que le feu était vert avant de traverser. Par contre, le chauffard qui le percuta, lui, avait oublié qu’un panneau rond et rouge signifiait une interdiction. Aujourd’hui, je vogue sur ces eaux bleues et profondes pour rejoindre l’un de ces petits îlots déserts et perdus parmi la pléiade d’îles grecques. »

 

            Dans ce véritable journal de voyage, nous suivons un « je » triste et solitaire, celui de Romain Rocher, le père de Maxime, ce fils mort beaucoup trop tôt. Après cet accident tragique et dévastateur, il a décidé de s’isoler durant six mois sur l’îlot de Makares, situé dans l’archipel grec des Petites Cyclades, puis de publier un journal. Il est habitué à faire des voyages depuis ses dix-neuf ans mais c’est avec ce premier livre, profond et touchant, qu’il apparaît dans le domaine littéraire. Kommos est une œuvre originale et à part car elle se situe entre l’autobiographie d’un père endeuillé et le récit de voyage.

            Dès l’incipit nommé « En marge », il nous explique ses conditions de vie dans une cabane et sa nécessité de « s’éloigner de tout afin de trouver la paix intérieure et de se réconcilier avec le monde. » Après plusieurs jours de voyage, il arrive sur l’île déserte et s’installe. Sa première préoccupation est de mettre en place un bureau, où chaque soir, il se livre à l’écriture de son journal. Nous le suivons alors de l’hiver doux et pluvieux du mois de février, à l’été chaud et sec du mois de juillet. Telle la nature, Romain aura besoin de toutes ces saisons pour renaître. Loin d’une société rythmée par le quotidien du « métro-boulot-dodo », notre voyageur se doit de discipliner ses journées pour ne pas sombrer dans le chaos. Ses principales occupations se limitent alors à la lecture et l’écriture, à la pêche et à l’admiration de la nature. La beauté de cette dernière lui permet d’oublier la laideur d’une humanité qui le dégoûte. Tel Rousseau, ces hommes, il « aime mieux les fuir que les haïr ». L’importance de la solitude et du silence se ressentent dans cette écriture qui laisse très peu de place au dialogue. Parfois, la visite d’un pêcheur ou d’un groupe de touristes vient interrompre temporairement son isolement. La moindre nouvelle du monde lui rappelle à quel point il a eu raison d’entreprendre ce voyage.

            « J’ai besoin de quitter cette société, réduire ma vie à une routine qui me permettra de plonger au fond de moi-même. » Tel un « promeneur solitaire », il fait l’éloge de la vie dans la nature et nous fait méditer sur la société moderne. Depuis la tragédie, son monde s’est arrêté, il n’est plus en harmonie avec une société bruyante, surpeuplée et en perpétuelle mouvement. Ce voyage lui permet de se reconstruire, il devient un homme libre qui possède le temps, car il est « libre de tout faire dans un monde où il n’y a rien à faire ». Les mythes grecs, qu’il se remémore au fil de son errance sur l’île déserte, ou ses lectures dans sa cabane, lui permettent de s’interroger sur l’existence humaine. Le mythe du labyrinthe de Dédale est filé tout au long du récit. Cette île est le labyrinthe, ce rituel initiatique qui est tout autant l’image de l’inconscient et le symbole de la mort. Romain y apprend à s’en sortir et à ouvrir la porte vers une autre vie. Grâce à ces fictions aux valeurs universelles, il aborde une douloureuse réalité, la mort d’un fils

            Avec Kommos, Romain se livre à l’introspection, l’écriture devient cathartique. Il a besoin de s’isoler, d’écrire pour faire son deuil et chercher la vérité des choses. Il s’interroge le bien et le mal, le juste et l’injuste, mais surtout sur le meurtre. « Au commencement de la religion, des cultures, bref, de l’humanité, était le meurtre. Caïn inaugura l’apparition du mal dans la race humaine en abattant son frère Abel. La mythologie antique débute avec Zeus le parricide qui assassina Chronos. Dans certaine version, Romulus tua Remus pour fonder Rome. Paradoxalement, toutes naissances émergent de meurtres violents, donc d’actes abominables. Que pourrait-il naître de la mort de mon fils, mis à part une souffrance qui sera à jamais présente ? » Jour après jour, le père surmonte son deuil, ligne après ligne, il se confesse à son lecteur, page après page, nous nous sentons encore plus proches de lui. Finalement, cette œuvre, comme un journal intime, nous montre un père, à cœur ouvert, en pleine reconstruction de soi.

            Même si le récit n’adopte pas de véritable intrigue et que l’écriture monodique du journal peut vite ennuyer le lecteur, cette œuvre doit avant tout être appréciée pour la beauté poétique de l’écriture. Le rapprochement entre mythologie et réalité, poétise la douleur du père et la rend encore plus frappante. Contrairement à Égée, qui se donna la mort en croyant son fils mort, Romain qui partage la même douleur, fait tout pour la combattre. Par ailleurs, les descriptions du temps et du paysage nous font rêver. L’écrivain décrit la beauté de l’île qu’il parcourt : les pluies diluviennes vues depuis une crique isolée, des falaises vertigineuses tombant dans une eau limpide, ou encore une colline couverte d’une forêt d’oliviers. La fenêtre de la cabane, « mieux que la télévision », devient le cadre où il observe les changements de la nature. De plus, l’écriture du journal mélange la peinture de la vie de tous les jours à une écriture poétique. Les aphorismes parcourent l’œuvre et certaines phrases sonnent comme des proverbes. D’ailleurs, le sable devient la nouvelle feuille de papier où il écrit des poèmes éphémères : « Une cabane pour maison, / Des oiseaux pour musique, / La solitude pour amie, / Ma douleur pour sujet. » Comme le « voyage immobile » de Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie), ce sont les alternances entre la réalité de tous les jours, la poésie de la douleur et des paysages, ainsi que les réflexions intérieures qui font l’éclat du journal. Avec ce premier écrit, Romain Rocher nous offre un récit de voyage poétique qui nous donne à réfléchir. Kommos, ce chant qu’on crie en se frappant la poitrine en signe de deuil, est un hommage poignant à un fils perdu. « La vie des morts est de survivre dans l’esprit des vivants », Cicéron.


 

Romain Rocher, Kommos, Paris, Les Marginaux, 2012.

Prix : 22 €

 

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