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ÉCRIRE L’INDE AU HASARD

Un nom terriblement romanesque, aux syllabes chantantes, un visage lunaire et doux au regard joyeux, une présence discrète mais radieuse : c’est Josépha Léandris qui nous offre la belle surprise de ce mois-ci.

Vétérinaire dans un petit village près de Loriol-sur-Drôme, c’est lorsque son mari la quitte pour une dentiste végétarienne que la machine s’enclenche. Le Dr Léandris – qui à l’approche de ses quarante ans n’a jamais quitté son département – plante là son cabinet et ses patients quadrupèdes pour s’envoler vers l’Inde, ce « grand territoire Â» inconnu et plein de promesses. Dans son sac, un carnet vierge et une dizaine de bouquins, son dada. Écrire, ça, elle n’a jamais fait, mais elle s’est dit que ça pourrait être bien de prendre deux-trois notes. Quelques mots pour se souvenir. Des phrases au hasard de ses pensées et de ses mouvements, sans but précis au départ. C’est finalement un récit de voyage riche et somptueux que nous livre l’auteur à la plume étonnamment fine et juste.

Elle arrive seule à Mumbai (anciennement Bombay) un peu désemparée, se demandant tout à coup ce qu’elle fait là. L’estomac noué, les yeux violemment agressés par les rues « bouillantes de monde Â», elle est prise de vertiges et passe de nombreuses heures dans l’aéroport dont elle n’ose pas sortir. C’est là qu’elle commence à écrire, dans la chaleur moite de l’édifice surpeuplé. Quand elle s’enhardit, elle commence à vivre son livre épique avec courage, en même temps qu’elle le rédige comme un réconfort. Tous les moyens de transport y passent : rickshaw minuscule, taxi crachant une fumée noire, bicyclette aux freins brisés, dos d’éléphant fainéant, véhicule d’autochtones bienveillants… L’épisode le plus marquant reste celui du train, dans lequel s’installe la narratrice pour aller – entre autres –  de Hampi à Matheran (Maharashtra). Inconfortablement calée entre une famille dégustant à pleines mains un festin de pulak paneer (un genre d’épinards au fromage) odorant et un Sikh à l’air grave et à l’impressionnant turban, elle observe, avec une fascination bien compréhensible, l’homme installé sur la banquette d’en face. Celui-ci transporte en effet, avec un naturel désarmant, l’équivalent d’une petite basse-cour dans l’étroit compartiment. À sa gauche, quatre poulets meurent de chaud dans une cage ; à sa droite, une mangouste dort roulée en boule contre un clapier ; à ses pieds, « un bruit d’ailes affolées s’échappe d’une boîte en carton opaque Â». Et quand Josépha se met à diagnostiquer un cataplasme à une poule malade qu’elle tâte sous les yeux inquiets de son propriétaire, ou à conseiller une alternative aux granulés des écureuils, on vous laisse imaginer la cocasserie de la situation…

Une Å“uvre assurément poétique et haute en couleurs dont la tonalité n’est pourtant pas majoritairement comique mais plutôt dans le registre de l’émotion et du sensible. Des détails savoureux, des rencontres humaines – et animales –, des tableaux évocateurs et pittoresques en sont les habiles vecteurs. À Jaipur, « une vieille femme aux traits durcis et gracieux balade sur sa tête et ses épaules une bassine d’eau claire, des sitaphals trop mûrs [fruits indiens] en pagaille et un chevreau braillard Â». Dans la montagne du Kerala, on visite « un village tremblant qui se tait le soir Â», terrorisé par les singes qui font la loi et la fiesta toutes les nuits aux dépens de la population. À Bombay, « ville-ruche Â», l’auteur use de son habituelle accumulation de qualificatifs créant un joyeux fouillis ordonné qui sied bien à la ville. On y rencontre notamment un vendeur de rue quelque peu effrayant qui suit la narratrice à travers la ville des heures durant, espérant qu’elle finira par craquer pour ses toupies en tôle. « J’ai senti son Å“il rond et fourbe, globuleux, humide, presque purulent, qui me poursuivait Â». À Bénarès, « une ville surannée, belle et âpre, baignée dans le Gange tranquille », on pénètre dans la ville sacrée de l’hindouisme où se rejoignent quidams et pèlerins pour procéder aux prières et ablutions de rigueur. La peinture de ce lieu « sale et sublime où les hindous viennent mourir, paisibles » prend à la gorge, serre le cÅ“ur, trempe les yeux.

De ses pérégrinations hésitantes, Josépha Léandris fabrique sans prétention un récit naïf et sincère qui apporte de la légèreté à l’ensemble, en même temps qu’une tendresse bouleversante. Mais la vétérinaire en goguette n’a pas oublié d’être lucide et témoigne au fil du texte de sa vivacité d’esprit. À travers ses yeux, souvent écarquillés, plus souvent encore embués d’émotion, on reçoit toute la force du gigantesque pays ; à travers ses mots, on goûte, on sent, on entend, on touche du doigt le lointain que l’auteur met à notre portée par cette simplicité qui lui est propre. Le récit de Josépha Léandris est une telle incitation à l’émerveillement que l’on peut rapprocher certains passages de l’œuvre et de la philosophie de l’immense Nicolas Bouvier. À sa manière bien à elle pourtant, elle conte avec l’humilité de son inexpérience ce voyage-chamboulement en créant un lien d’intimité avec son lecteur. Pareille à une blogueuse surdouée, elle transmet ce qu’elle a vécu – un voyage décisif duquel elle renaît – en toute ingénuité mais avec du génie. Le résultat est un récit ravissant, à la découverte d’un territoire mais aussi de son auteur, dont on peut raisonnablement espérer entendre beaucoup parler cette année. M.V.

 

Le Grand Territoire, Josépha Léandris
Éditions du Panorama
277 pages
18 euros

 

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