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Fernando Pessoa : l'œuvre ultime
On n'a pas fini de découvrir les écrits du grand écrivain portugais du XXe siècle. Connu pour ses poèmes, c'est aujourd'hui dans le rôle de dramaturge que Pessoa est publié chez Christian Bourgois.
À sa mort en 1935, Fernando Pessoa nous a laissé une malle dans laquelle reposaient pas moins de 27000 textes. Depuis plus d'un demi-siècle, des chercheurs et des conservateurs de la Bibliothèque nationale de Lisbonne se chargent de mettre au jour cette œuvre de manière ordonnée. En plus de cette découverte, on a appris que l'auteur écrivait sous des noms d'emprunts : Ricardo Reis, Álvaro de Campos, Bernardo Soares et le « maître » de tous, selon les propos de Pessoa lui-même, Alberto Caeiro. Traduite en France par Michel Chandeigne et Patrick Quillier, puis éditée en Pléiade, l'œuvre poétique de Pessoa est un dialogue à plusieurs voix, toutes magistrales.
Le travail de titan que représente la reconstitution de son œuvre nous fait découvrir d'année en année de nouveaux textes, des inédits pourrait-on dire. Ainsi a-t-on pu lire, en 2010, Quaresma déchiffreur, une intrigue policière qui se démarquait sensiblement des textes qu'on lui connaissait.
Un théâtre surréaliste
Intitulée, Et pourtant elle roule, cette comédie en trois actes s'inscrit dans la lignée de Ionesco et Beckett, ou plutôt les précède. Nous sommes en 1934, Salazar vient de faire interdire la formation des sociétés secrètes. Pessoa, alors très proche des pratiques franc-maçonnes boycotte une remise de prix décernée par le dictateur lui-même. Soumis à la censure, cela signera, d'une certaine manière, son arrêt de mort qui interviendra un mois et demi plus tard des suites d'une cirrhose.
Cette pièce est basée sur une sorte de monologue, voire d'introspection. Un homme (c'est ainsi qu'il est nommé) s'adresse aux astres. Il demeure sans véritable réponse hormis leur fuite. Vieux garçon solitaire, esseulé dans une chambre trop petite pour son âme aux dimensions infinies, qui écrit des « vers pour tuer le temps et faire jaillir les voix de l'inconnu », dit-il dans le deuxième acte.
L'homme parle aux étoiles et à la lune, véritables compères de ses turpitudes. Le soleil les précède dans un acte premier qui énonce comment l'homme encensé de toutes parts craignait déjà pour son intégrité et les conséquences induites par ses prises de positions. Mais déjà, on sent poindre le caractère instable de la situation : « Il m'a toujours semblé vivre à travers le regard d'un autre... Ce regard est un juge […]. ».
Enfin, le dernier acte est celui d'une déchéance. On comprendra que Pessoa effectue une analogie avec sa vie personnelle, une vie entourée d'hommes qui ne le comprenaient pas, entre un amour impossible et une bouteille de vin qui n'était jamais bien loin. La pièce atteint un paroxysme de pathétique, peut-être trop d'ailleurs, lorsque l'homme se demande : « Pourquoi s'efforcer de briller une seconde quand on se sait condamner à l'obscurité pour l'éternité ? ». Il n'empêche, on appréciera les critiques dissimulées derrière ce voile de pudeur. Critiques adressées aux autorités de l'époque, ces « museleurs ». Cette position critique face au pouvoir est, en effet, suffisamment rare pour qu'il faille la souligner.
L'homme se prend à rêver d'une existence meilleure qu'il aurait souhaité connaître. Toutefois, il se doute déjà que son travail sera reconnu à sa juste valeur. Un ultime parallèle avec Pessoa ? Sans nul doute. Et que dire aussi du nom de l'auteur de ce texte : Tiago Nenhuma, une autre façon d'identifier un nouvel hétéronyme et une manière différente de dire « pessoa », « personne » en portugais, si ce n'est qu'il symbolise, une fois de plus, l'effacement d'un moi créatif absolument sans limites. Bien que le texte soit empreint d'effets lyriques, il ne fait jamais dans l'excès : Pessoa sait être envoutant sans tomber dans le cliché. Entre la réflexion philosophique et l'auto-portrait critique sans concessions, ce texte est un délice à savourer sans modération.
D'ailleurs, nous avons hâte qu'elle soit mise en scène au théâtre du Lucernaire par Stanislas Grassian. Ce dernier a déjà adapté, mis en scène et interprété le personnage sous le nom du Mystère Pessoa, la mort d'un hétéronyme. L'année dernière, sa pièce avait reçu des critiques élogieuses. Le texte est là, la matière dramatique mise en sommeil depuis des décennies vient de surgir au grand jour. Il n'y a plus qu'à...
Et pourtant elle roule, de Fernando Pessoa, Christian Bourgois, 106 p., 12 euros.
Michael Dos Reis Martins