Lille est devenue Capitale Européenne de la Culture en 2004. Depuis cette date, tous les ans, la ville renouvelle l’expérience en proposant diverses manifestations culturelles.  Cette année le fantastique est à l’honneur !
Penchons-nous sur l’exposition la plus expérimentale et intellectuelle de Lille 3000 : il s’agit d’« Histoires de fantômes pour grandes personnes »...
 
Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, fondé par Alain Fleischer en 1997, présente du 5 octobre au 30 décembre, une exposition cinématographique et photographique, fruit d’une collaboration entre le philosophe Georges Didi-Huberman et le photographe Arno Gisinger.
Georges Didi-Huberman rend hommage à l’historien d’art Aby Warburg qui, entre 1924 et 1929, a récolté de manière compulsive un nombre impressionnant d’images de tout type,       – des œuvres d’art aux documents – afin de suggérer une « survivance » de grands gestes traversant notre Histoire visuelle et ainsi constituer un atlas qui serait une mémoire pour l’humanité ou une sorte d’archéologie des savoirs visuels. Cet atlas s’intitulait Mnémosyne,    – l’importance de la mémoire est explicite à travers la racine grecque de ce terme. Comme point de départ de son travail, Didi-Huberman choisit la planche 42 de cet atlas consacrée aux lamentations funèbres. Cette exposition se présente en trois parties complémentaires : la planche 42 de Warburg, les extraits de films projetés au sol de la nef principale – cœur de l’installation – et les photographies encadrant la projection vidéo.
La planche 42 est la première image présentée : ce fil d’Ariane est filmé et projeté au mur. Le visiteur est invité, ensuite, à monter les marches d’un escalier et à se pencher le long d’une coursive, afin de découvrir au sol, la série de vidéos choisies par Didi-Huberman : le motif de la lamentation est le point commun des séquences et images qui font écho à la planche 42. Ces extraits de films sont des illustrations du cinéma classique, moderne, contemporain (Chaplin, Pasolini, Eisentein, Godard…) ou des documents de l’actualité politique plus récente (Ubertragung d’Harun Farocki, la présentation d’un concours de pleurs en Australie   etc). Des séries de photographies – enfants en pleurs photographiés par Darwin en 1872 –  peintures ou dessins tels que L’Etude des femmes en pleurs pour Guernica de Picasso sont présentés sous forme de diaporamas. Cette installation prend l’allure d’un puzzle dont les pièces mêlent la grande Histoire et les récits individuels. L’œuvre de Didi-Huberman s’attache, en effet, à faire l’Histoire des Grands Hommes comme du Peuple. Les diverses attitudes face à la mort constituent cette planche vidéo de 1000 mètres carré : les films montrent des lamentations mortuaires et les émotions qui s’en dégagent afin de suggérer aux spectateurs des liens entre les différentes images datant d’époques différentes. Malgré l’écart temporel et parfois culturel, de nombreuses similitudes se retrouvent au-delà du thème commun des lamentations. C’est une manière de souligner qu’à travers l’Histoire, les mêmes gestes reviennent, ils sont intrinsèques à l’Homme. Trois groupes d’images se dégagent : celles où la lamentation est déchirante et cruelle (dans la séquence vidéo de Filippo Bonini Baraldi, les cris des lamentations d’une femme face au corps inanimé de sa mère sont des plus poignants), celles où la lamentation se transforme en révolte, les extraits de films sur le flamenco ou la musique tzigane suggèrent que certaines lamentations permettent de subsumer la douleur et se transforment en performance artistique.
 
Les images installées par Arno Ginsinger ceinturent le lieu de projection telle une bande cinématographique continue. Cette juxtaposition d’images présente l’exposition « Atlas » de Didi-Huberman qui a eu lieu à Hambourg en 2011 et qui était déjà un hommage au travail de Warburg. Il s’agit donc d’une mise en abyme de l’exposition : des cartouches, des photos d’ombres de visiteurs apparaissant comme des fantômes, reflets, des livres d’art, des œuvres emballées pour l’exposition ont été photographiées par Gisinger et collées directement sur les murs du Fresnoy. Le spectateur se trouve donc à la fois « ici » au Fresnoy et « là-bas » dans un autre temps et d’autres lieux, à travers les vidéos et un autre espace d’exposition – à Hambourg – grâce aux images. Ceci permet d’interroger la temporalité ainsi que la mémoire et cela  évoquera certainement pour beaucoup de spectator le « ça-a-été » de Barthes : « dans la Photographie, je ne peux jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé »[1]. Les visiteurs sont des itinérants en voyage vers le passé et voyageurs vers le futur grâce aux photographies reproduisant l’exposition antérieure annonçant éventuellement la prochaine : le projet peut être reproduit et amélioré à l’infini dans d’autres espaces. D’ailleurs lors de la journée d’étude consacrée à l’exposition, le 12 novembre 2012, Didi-Huberman a expliqué qu’il pouvait tout à fait remplacer les vidéos par d’autres séquences de lamentations, – il en a comme Warburg, à l’époque, collecté de nombreuses– le contenu est interchangeable. Le but de ce travail est de réfléchir à la singularité de l’œuvre : à la fin de l’exposition les photographies seront déchirées. Ce n’est pas un travail destiné à rester intact, il est en perpétuel mouvement.
 
 
Didi-Huberman et Gisinger nous donnent donc accès à un travail inachevé et en voie de création et c’est ici que l’exposition trouve tout son sens et sa valeur inédite. Ce travail est finalement une analyse des émotions à travers les vidéos et une réflexion sur la reproductibilité de l’œuvre d’art à travers les photos, elle repose sur un principe fondamental : recueillir des images sur des époques et lieux différents fait émerger un savoir. Le projet repose en grande partie sur la mise en scène de l’exposition: le spectateur se penche pour voir les vidéos et se retourne pour voir les photos ; la gestuelle est importante. Il est ensuite libre d’établir toutes les correspondances qu’il souhaite entre les vidéos et s’interroger à propos de ce qui se cache derrière le flou et les ombres de certaines photos. C’est avant tout une invitation à penser.
S’il est difficile de prime abord de saisir les correspondances entre les vidéos et le lien entre les photos et les films, après un petit temps d’adaptation et de plongée dans l’espace, on se surprend à entrer totalement dans l’image et déambuler au gré de nos envies. Cette liberté est rare et précieuse : les expositions fonctionnent généralement de manière chronologique et thématique et conduisent le spectateur. Ici il est libre de déambuler, de s’enrichir et aussi de se perdre…
Ce projet artistique en mouvement est un travail « en train de se faire », c’est également une invitation à défétichiser l’œuvre d’art et le lieu sacralisé d’exposition : Didi-Huberman et Arno Gisinger pensent l’espace d’exposition, le réalisent et l’expérimentent. Il n’y a plus de frontières entre le théoricien et l’artisan. Une des clés pour comprendre cette exposition est de s’intéresser à l’intention de Didi-Huberman en tant qu’écrivain : il utilise les photographies et vidéos comme matériau de son prochain livre consacré aux lamentations. Lorsque le directeur du Fresnoy lui a offert son lieu d’exposition, il a saisi l’opportunité de montrer au public sa « table de travail » et ainsi la transformer en une immense table lumineuse iconographique et cinématographique. Il adopte la même manière de travailler que Warburg grâce à des outils plus contemporains : le son et la vidéo. Sa recherche se situe à mi-chemin entre la création d’une œuvre d’art et la théorisation, elle est une matérialisation du travail préparatoire à l’écriture qui n’est plus un métalangage singulier mais devient un langage immédiat et un partage collectif grâce à la mise en place de ce dispositif photographique et cinématographique, matériau d’une œuvre d’art en cours de création.
Œuvre à suivre…
             Hélène Courtel



[1] Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie,Paris, Cahiers Du cinéma/ Gallimard/ Seuil, 1980, p. 120.
 

 

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