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janv.
16

A l'Ombre

Un homme saute sur le quai de la Gare du Nord. Léger, car athlétique et sans bagages. Il est le seul ainsi, s’extirpant avec souplesse du flot ininterrompu des voyageurs se déversant péniblement de leur wagon. Sa parka, impeccable autour de son torse musculeux, paraît empesée. Elle s’arrête net à mi-cuisse, droite vers le sol. Il y a beaucoup d’argent liquide dans ses immenses poches, des billets pliés dans deux portefeuilles de cuir, trois téléphones portables et un trousseau de clef.
 
C’est le milieu de l’après-midi. Parti à l’aube, l’homme vient d’effectuer l’aller-retour entre Bruxelles et Paris. Arrivé au bout du quai, il commence par faire quelques pas en direction des panneaux indiquant la bouche de métro la plus proche, puis se rétracte.
 
Il se dirige maintenant vers la sortie. L’escalator qu’il emprunte le fait s’assoupir quelques secondes, jusqu’à ce qu’une bouffée d’air humide et le raclement des marches de fer déroulantes s’intensifiant au niveau de la sortie, ne l’interrompent. Une fois sur le parvis, l’homme se dirige directement vers la colonne des taxis patientant sur la chaussée.
 
Il effectue une fois par semaine le trajet entre Bruxelles, où il vient d’acquérir un hôtel particulier, et Paris où se trouvent ses affaires clandestines, des sociétés anonymes déclarées en Belgique. Il n’a pas le droit d’avoir une activité en France, le fisc le poursuit depuis un peu plus de quatre ans pour une affaire de négoce d’or qui a mal tourné.
 
Cet homme est un imposteur, un prince des temps modernes, machiavélique et séduisant. Il mène une existence trouble, ayant une confiance absolu en son avocat, ouvrant des comptes dans des paradis fiscaux et touchant en cash des sommes folles pour des ventes d’appartement gigantesques, de Falcon luxueux, de villas de rêve.
 
De la Légion Etrangère aux arcanes politico-industrielles d’un groupe d’aérospatial et de défense, du négoce de métaux précieux au courtage d’appartement haut de gamme, il a vécu jusqu’alors autant qu’il le pouvait, extrême dans des choix qui l’ont souvent fait évoluer aux marges de la justice. Pour cela, mais aussi en raison d’un goût prononcé, obsessionnel pour les femmes, il ne s’est jamais marié, préférant rester seul tout en collectionnant des conquêtes accessoires, ayant toujours eu, avec une fougue maladive, une femme dans chaque port, plusieurs femmes dans le même lit. Sans jamais cesser d’être accompagné de très belles créatures provisoires ou de compagnes pouvant lui apporter ce qu’en temps et en heure il désirait, telle année telle entremise pour tel poste, tel été tel voyage pour une accompagnatrice au corps fait pour la plage, l’hiver encore une autre aux jambes fuselées pour étinceler sur les pistes, il a toujours su se faire aimer, tout en n’ouvrant jamais son propre cœur.
 
Mais réduire cet homme à un simple animal en rut vénal ne serait qu’une vérité partielle. C’est par dessus tout la quête insatiable d’un absolu, d’une beauté définitive et presque spirituelle, qui l’a amené à séduire tant de femmes. Il a cherché l’être pur, singulier, qui selon lui est le seul capable de combler le vide qui l’habite, en même temps qu’une faim frustrée le hante. D’aucun dirait que cet homme est malade, un pervers narcissique recherchant dans une ordalie sans fin et non maitrisée, à faire de sa vie un film.
 
Novembre 2009. Cet homme en est là de ses réflexions, peut-être un peu plus las que d’habitude, réalisant soudain, dans le flou de ses souvenirs, que les situations étranges où il s’est sali, les méfaits auxquels il a été mêlé et qui l’excitaient il y a encore quelques semaines, le fatiguent désormais. La télévision continuellement allumée dans le salon de feutre gris et de marbre blanc, l’argent, les coups de fils hystériques, jour et nuit, d’amantes éconduites ou quittées avec désinvolture, les call-girls certains soirs. Tout cela l’épuise aujourd’hui.
 
Il serait temps de tourner une page qu’il idolâtre. Sa vie est un film, sur la table basse des vies d’ennemis publics, des biographies d’autres imposteurs, des films de guerre aussi. Des amours volés à des actrices magnifiques, à des femmes mariées le suppliant, de très jeunes filles l’adorant. Et lui, seul et unique héros de sa fiction, bandit en col blanc justicier à ses heures perdues, n’ayant rien à perdre sinon la vie. Une existence hors norme.
 
Cette semaine il est à Paris. Une affaire sérieuse, cinq cent mètres carrés Place des Etats-Unis. Une vente pareille, c’est soixante mille euros à la clef, en liquide pendant que les agents du fisc cherchent un rmiste dormant dans une cage d’escalier de Saint-Ouen, une belle escroquerie tout de même. Il traverse le boulevard, foule de ses pieds les feuilles mortes qui maculent le trottoir.
 
A peine arrivé chez lui, il allume la télévision, se sert un café. Une bijouterie vient d’être braquée Place Vendôme. Très bien. Dehors, il pleut, des bourrasques de vent font voler les feuilles mortes. Elles balayent sa terrasse, viennent s’entasser contre le store baissé. Une heure passe. Ses trois téléphones sonnent : affaires, femme, justice. Les trois pseudo drames de sa vie, vénérés autant qu’haïs. A minuit, son avocat appelle. Il est sur le point d’arriver, désire parler de la marche à suivre pour l’audience correctionnelle du lendemain, la stratégie à adopter pour que son client et ami n’ait à payer qu’une amende forfaitaire, au lieu de la somme extravagante qu’on lui demande.
 
Maitre Bullinger s’installe tandis que son client lui offre un café, un œil sur les images défilant à la télévision, un autre sur l’épais dossier le concernant. Maitre Bullinger finit son café. Les deux hommes commencent à parler. Et la nuit passe. La conversation affairée est focalisée sur un seul sujet, mais dévie vite vers la vie personnelle de notre personnage. Car maitre Bullinger, vieil homme gras auquel le prestige de la robe de magistrat ne permet pas d’autres frissons que celui procuré par le froissement des billets de banque et celui du silence lorsqu’il s’exprime en public, se repait, depuis toujours, des aventures rocambolesques de son client, de ses démêlées avec la justice auxquelles il est directement lié, mais aussi et surtout de ses délires sexuels, ce gouffre sans fond de luxure et de séduction dans le lequel notre homme se vautre depuis qu’il est en âge de faire des femmes, les instruments de son bon plaisir. Homme frustré, il tente de grappiller des miettes du flegme admirable de son client, sa violence rentrée dont il devine qu’elle rend les femmes folles, ces toute jeunes femmes dont lui-même, théoriquement raffole.
 
Notre homme est vaguement écœuré par l’empressement dégoulinant que montre son avocat à l’écouter. Son ventre débordant, qui forme un repli rebondi sur sa ceinture, lui répugne. Pourtant, il continue de parler, pour mieux se convaincre que tout cela vaut bien la peine. Il expose, développe : les femmes, le sexe, deux femmes, les clubs de Belgique, les soirées très fermées au Grand Hôtel de Genève. Ce soir, il délire, parle d’une femme, d’une seule qu’il n’a jamais rencontrée. De Buenos Aires à l’Ex-Yougoslavie où il a servi en tant que béret vert, de Miami à Bali en vacances, il a cherché. Il se confie un peu plus que de raison, avec un peu d’amertume dans la voix, un regret triste que ne saisit pas bien Maitre Bullinger. Déçu de la tournure pathétique que prend la conversation, à moitié fasciné par ce discours qu’il désire interpréter comme une ultime frasque de cet homme qui le fascine, la bêtise bourgeoise de l’amour, il décide de donner le signal de la reprise.
 
Tout a été prévu pour l’audience. De plus, sur les conseils de Maitre Bullinger, cela fait plusieurs mois que son client ne se déplace plus, lorsqu’il est à Paris, qu’à pieds ou en transport en commun. De la même manière, il évite dorénavant de se ruiner dans des endroits tape à l’œil, et fait en sorte que personne ne connaisse sa véritable adresse, cette supposée société anonyme, à l’interphone aux trois chiffres correspondant à sa date de naissance. Son nom ne doit jamais apparaître, ni sur les dossiers immobiliers qu’il constitue au cours des transactions qu’il effectue, ni sur sa porte, somptueuse adresse près des Champs-Elysées qu’il ne peut se résoudre à quitter.
 
Cela fait une bonne heure que les deux hommes conversent, lorsque dans la rue un cri retentit. Ensemble, ils lèvent la tête. En plus du tapotement humide de la pluie qui redouble de violence depuis le milieu de la nuit, ils perçoivent dehors un mouvement de chute. Puis une fuite effrénée, de nouveau un cri de femme, plus rauque que le premier, mais semblant émaner de la même personne. Maitre Bullinger se lève, effectue quelques pas vers le vestibule, tandis que d’un seul et même mouvement dans la direction opposée, son client fait coulisser la porte-fenêtre donnant sur l’extérieur. Par la haie du jardinet qui sépare la terrasse du boulevard, à travers un buis troué, il a décelé une présence. Maitre Bullinger se rassoit.
 
Une femme est dehors, de trois quart puis de face. Un déluge lui coule sur tout le corps, faisant de son imperméable un cache misère ruisselant sur le trottoir. Elle est d’une beauté à couper le souffle, ses cheveux humides encadrent un visage bouleversé par la pluie, sidérant, d’une pureté égarée. Fragile. Son sac est à terre, comme vidé. L’homme recule jusqu’au centre de la pièce. L’espace d’une seconde, il a croisé le regard perdu de cette jeune femme. Il lui a semblé qu’elle lui murmurait quelque chose, rien qu’avec ses yeux. Je vous connais, je vous aime.
 
Une minute passe, la sonnette de l’entrée retentit. Maitre Bullinger va ouvrir. Regardant par l’œil de bœuf, il se retourne avec un sourire rapace :
 
- « La voilà ta princesse, ta Shéhérazade des milles et une nuit. »
 
Son client ne répond rien, mais va ouvrir la porte. Une seconde plus tard, la jeune femme entraperçue par la porte-fenêtre est dans l’appartement, debout au milieu du vestibule sombre.
 
- « Ils m’ont tout pris ! Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, je n’ai plus de portable, plus les clefs de chez moi, je suis désolée. »
 
La jeune femme s’est avancée. Elle s’appuie maintenant sur les montants du bar américain. Seul son visage est éclairé par la lumière rasante des appliques de lumière crue qui pendent du plafond au-dessus d’elle. Elle a le même air qu’il y a un instant, à la fois angoissé et confiant. Aucun regard n’est jeté à Bullinger. Celui-ci, superbement ignoré, grogne sur un coin du bar.
 
- « On a du travail nous. »
 
Notre homme intervient. D’un geste de la main, il fait taire son avocat. La fille l’intrigue.
 
C’est idiot. Il suffit d’un jour de pluie.
 
Maitre Bullinger trépigne, peu ravi de la tournure ridicule que prennent les choses, et surtout douloureusement conscient d’être une fois de plus de trop, et même deux fois superfétatoires en face de cette jeune femme au regard intense qu’il a surpris, mais qu’elle économise sur lui, gratifiant son propre client d’une demande insoutenable.
 
« Plus ses clef, plus de portable… Bien sûr… Tu peux toujours la faire dormir sur le canapé du salon ? Nous devons travailler mademoiselle.
 
A peine ces mots prononcés, et devant l’air inédit de torpeur qu’arbore son client, Bullinger s’active. Cet air de coup de foudre mouillé est indécent. Il s’absente pour se rendre dans le salon, là il déplie un canapé convertible, renverse le matelas. Une fois le sommier mis à nu, il y planque tout ce qu’il peut trouver : cinq milles euros en petites coupures, et l’arme de son client dont il connaît la cachette. Celui-ci arrive, lui tendant le dossier d’un air ironique :
 
                      - « Tu peux mettre ça pendant que tu y est. »
 
L’avocat remet le matelas en place, puis des coussins et enfin plusieurs épaisseurs de couvertures.
 
« Je ne tiens pas à ce qu’elle prenne connaissance de nos petites affaires, on ne sait jamais. Après tout, elle peut aussi bien être de l’inspection des fraudes ou une ex anonyme dont tu ne te souviens pas, prête à se venger. N’est-ce pas ? Je ne tiens pas à ce que tu ailles en prison. »
                 
                    - « Tu as surtout peur pour ton argent. Viens, laissons-la dormir. »
 
Les deux hommes appellent la jeune femme restée dans le salon. Elle entre dans la pièce. La porte se referme sur elle.  Il est quatre heures du matin, Bullinger doit partir.
 
« Tu me raconteras ? »
                       - « Bullinger, vous êtes un homme ignoble. »
 - « Je ne suis pas ignoble comme tu dis, je suis la théorie frustrée de ta pratique sexuelle forcenée. Ce qui ne fait de moi qu’un satyre virtuel, pendant que toi, tu agis. Et puis je suis ton avocat. Bonne nuit. »
 
*
Dès l’aube, notre homme se réveille, parfaitement conscient des événements de la nuit, se demandant si sa visiteuse nocturne dort encore. Mais celle-ci est s’est levée il y a moment. Accoudée à la fenêtre du salon, elle observe la vue de la cour intérieure encore humide, le va et vient du couple de concierges espagnols qui fait rouler les poubelles jusqu’à la rue, le grondement de coulisse de la porte du garage se soulevant doucement pour céder le passage à un véhicule. C’est l’aurore à Paris, les gens médiocres vont travailler. S’approchant, étonné de la voir debout après une nuit si agitée, il lui demande si elle a bien dormi.
 
« Je ne sais pas, je ne comprends pas, il y a une arme sous le matelas du lit où j’ai dormi, des papiers.
« Pourtant, vous n’êtes pas partie… »
 
L’homme regarde la jeune femme. La nuit humide a ondulé ses cheveux, démaquillé ses cils en deux cernes noirs sous ses yeux. Ses lèvres, gonflées comme si on l’avait frappé, l’excitent brusquement. Il décide de reprendre tout du début.
- « Mais j’y pense, on ne se serait pas déjà vu ? Un opéra ? Un vernissage ?
 
C’est faux mais lui-même a envie d’y croire. Un musée, une soirée. Ses opéras sont des stands de tir, ses vernissages des expéditions punitives chez d’anciens « collègues », le musée, un club échangiste, la soirée, une nuit à regarder la télévision. Mais pourquoi pas.
 
Non, bien sûr. La réponse est honnête. Il reprend.
- « Vous voulez un café ? »
 
Elle hésite, troublée.
 
-« Je veux bien. »
 
*

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