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La poésie d'Andrée Chedid : une philosophie de la condition humaine.

     Née au Caire le 20 mars 1920, Andrée Chedid est une femme de lettres et poétesse française d'origine libanaise et égyptienne chrétienne. En 1942, elle part vivre au Liban avec son mari, mais dès 1946, elle s'installe définitivement à Paris et commence à publier de la poésie. Son œuvre est marqué par un multiculturalisme dû à sa bonne connaissance à la fois du Moyen-Orient et de l'Occident. Celle qui aime affirmer « Je reviens toujours à la poésie, comme si c'était une source essentielle » est l'auteur d'une vingtaine de recueils poétiques, véritable questionnement sur la condition humaine et célébration de la vie dans la pleine conscience de sa précarité. Andrée Chedid s'interroge sur les liens qui relient l'homme au monde et perçoit son œuvre poétique comme l'éternelle quête d'une humanité, quête que l'on peut définir comme un chant et l'assertion d'une identité. L'œuvre poétique d'Andrée Chedid est traversée par de grandes thématiques : la vision cosmique, la libération et le pouvoir de la parole, l'énergie vitale et la dimension mythique de son œuvre.

     La vision cosmique est liée à l'idée de fraternité universelle, une fraternité qui rassemble non seulement les êtres humains mais également la création entière : « J'ai des saisons dans le sang / J'ai le battement des mers / J'ai le tassement des montagnes / J'ai les tensions de l'orage / J'ai la rémission des vallées » (in Poèmes pour un texte (1970-1991), Flammarion, 1991, p. 76). Son poème « Le Feu du dedans » est d'ailleurs sous-titré « Parenté de l'homme et de la terre ». Le poète est celui qui accède à la vérité essentielle, celle des forces du Cosmos, et les pulsions de l'homme évoquent la force des éléments naturels : déchaînement des volcans, violence des houles, gravitation des astres, brûlure du soleil. Mais ces pulsions n'excluent pas la vulnérabilité et la tendresse : dans « Liberté », l'auteur invite l'homme à « faire frémir de douceur / toutes nos clairières inavouées » (in Poèmes pour un texte, p. 48-49). La fraternité dont parle Andrée Chedid est également notion historique : elle relie les générations et les siècles. L'expression « l'ancêtre et le futur », titre d'un bref poème, revient souvent dans les écrits d'Andrée Chedid. La fraternité implique aussi le partage d'un destin : chaque homme décide seul du parcours où il chemine et crée une certaine qualité de vie. Le tutoiement envers le lecteur, technique fréquemment employée par l'auteur, met en lumière cette quête d'une fraternité et les oxymores qu'elle emploie dans certains de ses titres, comme « Sœurs ennemies » (in Fraternité de la parole, Flammarion, 1976) ou « Mon ennemi, mon frère », mettent en valeur la nécessaire solidarité des êtres, qui doivent refuser les différences imposées de l'extérieur.
     La libération est une incitation à secouer les chaînes qui empêchent les hommes d'accéder au parcours du destin avec tout leur potentiel intérieur. L'homme doit se libérer des obstacles, souvent illusoires car intérieurs, et ainsi naître à lui-même, c'est-à-dire prendre conscience de son identité et avoir foi en son potentiel. Le thème de la libération est marqué par la présence de la femme : « Craquant ses carapaces […] la femme des longues patiences / se donne lentement le jour » (in Fraternité de la parole, p. 12). Mais l'écriture d'Andrée Chedid ne peut être qualifiée de « féminine » pour autant : « J'écris depuis longtemps et je ne pars pas de l'a priori que je suis une femme », déclare-t-elle dans une interview de 1982. Elle ne se considère pas non plus comme féministe dans le sens militant du terme, même si les revendications sociales de la femme moderne sont présentes dans son œuvre – défense du contrôle des naissances, droit de la femme à son autonomie etc. L'être, et en particulier le poète, doit également se libérer du carcan du langage, où « la parole est captive ». Il faut que les mots « franchissent la barre » (in Fraternité de la parole, p. 16). Andrée Chedid utilise un vocabulaire riche dans l'évocation de l'abolition des obstacles. La parole du poète, dotée d'un grand pouvoir, participe de cette libération : « Poésie, / tu ne cesses de venir / Tu ratures les abris / Tu enjambes les empreintes » (in Poèmes pour un texte, p. 69). Par sa forme, la parole enjambe les obstacles : le jeu des blancs, la typographie, les symétries de structures, l'écho des sonorités, rien n'est gratuit, bien au contraire, tout crée des contrepoints et des rythmes visuels, dans des vers musicaux qui gagnent à être lus à haute voix. Car, pour l'auteur, « le poème est mouvement en quête de ses rythmes » (in Poèmes pour un texte, « Chantier du poème », p. 115) : la disposition des mots sur la page ou sur la ligne et l'emploi de caractères variés s'harmonisent avec les rythmes, les images et les sonorités pour les mettre en valeur. La parole est double : elle est à la fois parole créatrice du poète et communication avec l'autre. Elle est d'abord écriture poétique, amour des mots et de leur richesse. Il y a réciprocité de création entre la trame du poème et le discours signifiant : « Je te cerne, Parole, / Te veux proie docile / Tu mûris bleue et libre / Et m'invente à ton tour » (in Contre-Chant, « Parole », Flammarion, 1968). Un texte naît d'abord de la volonté délibérée d'écrire. Dans son amour pour la langue, Andrée Chedid transfigure le vocabulaire courant et favorise les verbes d'action et les associations inhabituelles qui amplifient le sens. Véritable exploration du processus de création, ses poèmes – « Chantier du poème », « Épreuves de l'écrit » – transcendent la langue. En outre, le souffle joue un rôle important car il sacralise la parole poétique, comme en témoigne « Territoires du souffle » (in Territoires du souffle, Flammarion, 1999) : « Parcourant / Les territoires du souffle / La Poésie / Ne thésaurise rien / Nulle empreinte / N'ossifie son essor / Nul usage / Ne pétrifie sa flamme / Elle insuffle son et sens / Dans les parcelles du monde / Disant sans vraiment dire / Elle ravive le désir / Multipliant les signes / Elle demeure / A l'avant ». L'eau, « sœur de poésie » (in Visage premier, « Terre et poésie », Flammarion, 1972), comme libération et renaissance, symbolise le flux de la parole, parfois représentée en fleuve ou en source. La poésie, pour Andrée Chedid, est semblable à l'eau : « Se fixer, se figer, serait rompre l'écoute, bloquer l'ouverture, casser le rythme de la vie toujours en mouvement. Marées, mort, renaissance ; et puis ce cri à travers choses – venu des profondeurs de l'homme qui s'exprime en chant, musique, poèmes, formes. Il n'y a pas d'épilogue en poésie. Rien n'est conclu. Tout reste à nommer. ''Figer'' sent le plâtre. La poésie s'apparente plutôt à l'eau. Elle est sans cesse neuve. », affirme la poétesse lors d'un entretien avec André Miguel retranscrit dans L'Homme poétique (Saint-Germain-des-Prés, « Les Cahiers de poésie I », 1974). La parole sert également à communiquer : le rapport à l'autre est omniprésent dans l'œuvre d'Andrée Chedid. La communication est en lien avec la fraternité universelle : « Je dis / Pour être / Ensemble » (in Textes pour un poème, « Contre-Chant »). Son « je » n'est jamais égocentrique ; au contraire, il rejoint toujours l'autre et tend vers l'universel. Même si ses poèmes ont une grande portée philosophique, ils ne s'adressent pas à une « élite » mais à tous les hommes : chacun peut y trouver des situations familières, des pensées et des désirs où il se reconnaît.
     L'énergie vitale est liée à la quête et au parcours que les êtres construisent avec leur corps, leur cœur et leur âme. Bien qu'elle soit le chantre de la vie, Andrée Chedid évoque également la mort avec une sérénité qui n'a pas toujours existé dans son œuvre : dans Double-Pays (GLM, 1965), elle affirme s'être d'abord révoltée contre cette issue fatidique. Mais la mort permet une prise de conscience de la plénitude de la vie. Elle fait partie intégrante de l'existence et c'est à travers elle que s'accomplit « l'ultime échange », c'est-à-dire la fusion fraternelle de l'homme avec le Cosmos. La vie transcende la mort, qui devient alors source d'énergie vitale et de création : « Si la mort était morte / d'où s'élèveraient les métamorphoses ? / Face au temps insoluble / nos rêves se lasseraient » (in Cavernes et Soleils, « La mort devant », Flammarion, 1979). L'énergie vitale inspire à Andrée Chedid des images de mouvement et d'action : l'homme est « celui qui va » (in Poèmes pour un texte, p. 81). L'auteur emploie des mots spécifiques pour définir cette énergie vitale : « souffles », « braises », « mouvements ». Mais elle n'oublie pas pour autant la précarité de l'existence – « le bref passage », « la mort en réserve » – qui est liée au caractère éphémère du corps. Sa poésie accorde une grande importance au corps car elle est « élan biologique ». « Sang », « entrailles », « sève », « graines », « pulpe », « chair » : ces mots jalonnent son œuvre. C'est le visage qu'elle évoque le plus car il est « vie, source, […], à la racine du sensible », à la fois chair et esprit puisque c'est de lui qu'émane la parole.
     La dimension mythique de l'œuvre poétique d'Andrée Chedid est liée aux questions existentielles qu'elle soulève au niveau à la fois individuel et planétaire. L'auteur répond à l'angoisse existentielle par l'apaisement : le mystère de la présence de l'homme au monde est abordé par le biais d'un réseau d'images aux significations profondes qui confère à la poésie un pouvoir de création mythique (figures allégoriques consacrées telles que le Phénix, Icare, la Terre Nourricière, le Cosmos etc.). A travers certains éléments fantastiques, l'auteur utilise la dimension mythique afin de mieux révéler une vérité. Une ferveur mystique traverse sa poésie et confère une grande sensualité à son écriture, en particulier lorsqu'elle évoque l'Orient et ses parfums. Néanmoins, la dure réalité rattrape parfois le mythe : dans Cérémonial de la violence (Flammarion, 1976), Andrée Chedid crie sa douleur et sa révolte en dénonçant la guerre civile qui fait rage au Liban. Les mots perdent leur innocence et leur légèreté pour décrire les atrocités et l'horreur de la guerre : « ces parcelles de buste / ces lambeaux de tête / ce lot de cuisses de mains de sexes / ces épaves qui suintent / ces dépouilles fétides ». La crudité des mots trahit le désespoir et le dégoût de l'auteur, qui écrit l'impuissance de la poésie face à la barbarie : « Puérils sont les mots / Vaine    l'écriture / Effréné pourtant, le désarroi du cœur ». A travers la guerre du Liban, c'est toute forme de violence que dénonce Andrée Chedid : « Corps étranglés / Corps brûlés / Corps traînés / Corps rompus / quelles frayeurs ouvraient sur votre dernier sommeil ? » (in Cérémonial de la violence, « Corps perdus »). Mais c'est sur une note d'espoir que se clôt Cérémonial de la violence, dont les derniers mots expriment la ferveur nouvelle qui anime l'auteur : « Et pour fonder demain / reçois à table ouverte / tes enfants rassemblés ».

     Lorsqu'Andrée Chedid évoque sa méthode de travail, elle explique que le poème « s'organise parfois autour d'un '' mot-clef '' : il s'agit ici d'un mouvement en quête de ses rythmes, de sa forme-parole » (in Poèmes pour un texte, p. 115). Elle aime que « le mot soit rétif » et qu'il tombe ensuite « comme un fruit mûr sur un sol en attente » (in Poèmes pour un texte, p. 117). Bien qu'elle n'observe pas les règles classiques, Andrée Chedid a le sens de la musicalité des vers et le sens de la formule. Alliances de mots, parallélismes et répétitions rythmiques ne lui sont pas étrangers. Rimes, rythmes, cadences et mesures syllabiques existent dans son œuvre mais il ne s'agit aucunement de règles à respecter. Les mises en page qu'elle choisit sont elles-mêmes signifiantes : la poésie est un art ; il ne suffit donc pas d'aligner des vers au sein d'une structure consacrée. Les formes utilisées sont variées et spontanées. Le rythme de l'écriture participe du message transmis par l'auteur, comme en témoigne son recueil Rythmes (Gallimard, 2003) : « Toute vie / Amorça / Le mystère / Tout mystère / Se voilà / De ténèbres / Toute ténèbre / Se chargea / D'espérance / Toute espérance / Fut soumise / A la Vie » (p. 21). Ce bref poème sans titre se caractérise également par l'emploi de parallélismes : il est composé de douze vers répartis en quatre phrases de constructions parallèles. Ces parallélismes jalonnent toute son écriture poétique : dans « Saisons contradictoires » (in Territoires du souffle, p. 37-38), les quatre septains sont construits sur le même modèle et dans « Remous » (in Territoires du souffle, p. 29), les six strophes comportent chacune deux vers construits en parallèle, tandis que dans « Empreintes » (in Territoires du souffle, p. 85), les quatre quatrains se terminent tous par un point d'interrogation. Quant au poème « Au cœur du cœur » (in Rythmes, p. 52), ses sept groupes de deux vers partagent le même schéma : « Au cœur de l'espace / Le Chant / Au cœur du chant / Le Souffle / Au cœur du souffle / Le Silence / Au cœur du silence / L'Espoir / Au cœur de l'espoir / L'Autre / Au cœur de l'autre / L'Amour / Au cœur du cœur / Le Cœur ». Andrée Chedid crée elle-même les procédés permettant la musicalité du poème ; ses innovations sont personnelles. Comme celle de Marguerite Yourcenar, son écriture est marquée par le classicisme et l'intemporalité. A la fois épurée et lyrique, sa poésie est émotion et mystère, promesse de liberté et source de la parole : « Par-delà les mots / Elle sécrète la parole / En deçà du verbe / Elle questionne l'univers / Au-delà des murailles / Elle nomme la liberté / En deçà de chaque flot / Elle révèle l'océan / Désertant les conquêtes / Elle promet l'équipée / Elle remue le souffle / Sacre l'humble outil / Elle assemble les fragments / Du visage dispersé / Et désigne le mystère / Qui demeure entier » (in Par-delà les mots, « Poésie », Flammarion, 1995).
    
     En 1968, René Lacôte consacre un article à Andrée Chedid dans sa chronique de poésie des Lettres françaises : « La poésie d'Andrée Chedid est une poésie claire, simple, immédiatement accessible à tous et qui peut sembler pourtant difficile en ce qu'elle rejette les séductions littéraires, tous les artifices de langage qui font écran entre le poète et son poème avant d'épaissir encore l'écran entre le poème et son lecteur. Le langage d'Andrée Chedid n'est pas absolument direct, mais il est dépouillé jusqu'à la transparence, il ne recourt à des métaphores que pour donner force à l'expression, et non pour la recherche d'une beauté plastique. [...] ». René Lacôte a parfaitement saisi la nature de la poésie d'Andrée Chedid, qui marque un retour au lyrisme tout en restant authentique et universelle. Pour la poétesse, l'écriture est ce qui ouvre à l'autre, à cet étranger qui nous fait souvent peur : « Avec mon sang aux mille oiseaux / J'ai marché tout au long de la terre / J'ai ri de l'argile / J'ai renié le temps / J'ai su parler à l'étranger » (in Textes pour un poème, « Cet instant »). Au-delà de la fraternité, c'est l'amour de toute l'humanité que prône Andrée Chedid : comme elle l'affirme dans Fraternité de la parole, « C'est aimer / qui importe ! ». C'est d'ailleurs elle qui a écrit les paroles de la chanson « Je dis aime », interprétée par son petit-fils, Matthieu Chedid. Une chanson, non seulement message d'amour pour l'humanité, mais également « pont » – un mot qui revient souvent dans ses poèmes – entre les générations et symbole de fraternité universelle, un poème qui est aussi « po-aime ». Dans Andrée Chedid (Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 2004), Jacques Izoard écrit : « Ainsi, l'œuvre d'Andrée Chedid, aujourd'hui, nous propose, béante, la vision d'un univers où tout demeure possible ; un univers en accord avec le cœur, l'esprit ; et qui a foi en l'aventure humaine, quelle qu'elle soit, sans restrictions mesquines. Des tourbillons de mots concentriques portent au loin les signes du présent qui devient futur. Ardente et sereine, chaleureuse et mesurée, le poésie d'Andrée Chedid propose à toutes et à tous l'amour et l'amitié, l'espérance ». En quelques lignes, Izoard a résumé l'essence de la poésie chedidienne : un univers illimité, une foi infinie en l'avenir de l'homme, une célébration de la vie et de l'amour, un cri d'espoir, une union fraternelle ; c'est tout cela qui anime son écriture.

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