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Entretien avec Eric Vigne (3/5)

Entretien avec Eric Vigne aux Editions Gallimard, en janvier 2010. 3/5

CFK : C’est une temporalité très différente de tout ce qui se fait au niveau du numérique, que pensez-vous de la fameuse « révolution numérique » dont on parle en ce moment en relation avec cette temporalité aussi précise que vous décrivez là avec toute la communication qui va avec ?

EV : On essaie de s’en servir en étant en liaison de plus en plus avec des blogs prescripteurs pour les intéresser à certains de nos ouvrages. Pour le numérique en général, je crois que ça va devenir une source de revenus pour les faux prophètes, parce que la réalité c’est que nous sommes dans un brouillard total. Un brouillard total parce qu’on ne sait pas si la technologie est fixée ou si elle va encore évoluer. Donc il y a le risque de faire des plans sur la machine à vapeur et le temps de les rendre publics on en sera déjà au TGV. Donc je suis partisan comme un certain nombre dans la profession de prendre ça comme une technologie, et pas comme un horizon d’existence. Une technologie dont on se sert nous-mêmes dans nos outils de recherche, pour intranet, pour nos sites… Une technologie qui nous bloque sur un point qui est la gratuité, et une technologie qui devrait -mais ce n’est pas le cas- nous amener à réfléchir à ce qu’est notre profession et à ce que nous apportons, car tous les outils de PAO, internet et autres vous donnent l’impression que vous pouvez vous livrer à une forme d’auto-édition. Et dans ce grand âge qui est le nôtre de l’ère consumériste, puisqu’on se pose la question des intermédiaires qui se sucrent sur le dos des agriculteurs ou des pêcheurs, il y a la tendance assez forte à penser que l’éditeur, c’est comme la grande distribution, il se sucre au passage sans rien apporter. Et le jour où la gratuité deviendra limitée, où les gens accepteront des services payants sur le Net, à ce moment-là il faudra vraiment savoir ce qu’on leur fait payer, quelle part de valeur ajoutée intellectuelle, conceptuelle, nous apportons. C’est à ça qu’on devrait commencer à réfléchir en essayant de savoir aujourd’hui quel est l’intérêt de notre profession, qu’est-ce qu’on apporte, qui nous sommes, et ce que nous faisons, réflexion que nous n’avons pas du tout.

CFK : Pourtant Gallimard a déjà pris ses dispositions en créant sa propre plate-forme en concurrence avec Google, que pensez-vous de ça et du livre électronique ?  Le livre numérique est-il une technologie nouvelle au même titre que le livre papier était une technologie nouvelle à son époque. Est-ce d’après vous un simple passage d’une technologie à une autre ?

EV : Oui au sens où Gutenberg n’a pas seulement inventé le livre et l’imprimerie mais a permis de nouvelles modalités de lecture. Dès lors que vous aviez un ouvrage qui était relié ou broché -à l’époque il était plutôt relié- vous aviez une main libre pour prendre des notes, vous n’aviez pas les deux mains bloquées par le déploiement du rouleau. Aujourd’hui, je suis de ceux qui considèrent qu’il est faux de dire que les étudiants ne lisent pas, ils ne lisent plus prioritairement sur support papier. C’est beaucoup plus réaliste de dire ça parce que les conclusions que vous en tirez sont à la fois plus drastiques et vos ambitions plus modestes. Dire qu’ils ne lisent pas, c’est croire qu’ils reviendront à la lecture papier, je crois que nombre d’informations sont destinées maintenant à être accessibles par le numérique. Les modalités de lecture sont pour le coup -quand on y réfléchit- différentes. Quand j’étais môme, qu’on allait en bibliothèque publique, si on trouvait un livre qui nous intéressait on le prenait tout de suite parce qu’il risquait de ne plus être là la semaine suivante. Et on le lisait parce qu’il fallait prendre des notes, parce que ça nous intéressait, etc. On le lisait -même si on sautait des pages- de la 1ère à la dernière page. Là vous n’avez plus la même obligation puisque que vous refermiez ou pas votre écran et votre ordinateur, le savoir sous forme de fichier numérique accessible demeure, et demeure accessible à tout instant. Donc on sait qu’il est là, on n’a pas la nécessité de s’y précipiter. D’autre part, c’est une lecture indicielle ou indexicale, c’est-à-dire que vous pouvez aller directement à l’occurrence ou au mot qui vous intéresse et qui fait l’objet d’une recherche. La grande nouveauté c’est qu’on est en train de perdre la nécessité d’un développement rhétorique qui justifie que c’est à tel moment plutôt qu’à tel autre qu’apparaît telle notion ou tel personnage. Sans jouer aux vieilles truffes, la question se pose de savoir si est en train de se perdre une certaine forme d’art de la démonstration et de la rédaction. Ce qui est sûr c’est comme si on était parachuté sur un mot sans se poser la question du dérouler de la phrase, des antécédents et des segments successifs, ça c’est une modalité de lecture qui peut avoir des effets relativement pervers dans la mesure où vous êtes dispensés de l’effort d’intelligence, de l’effort d’intellection d’un texte et vous en êtes d’autant plus dispensé que si vous vous limitez à la technologie et que vous cherchez Aristote, vous n’êtes pas censé savoir qui est le Stagirite dont on parlera 10 pages avant ou 10 pages après.

CFK : C’est comme quand on pense à l’expression « moteur de recherche ». Quand on cherche « le stagirite » ou n’importe quoi d’autre, on va tomber sur un certain nombre d’occurrences dont certaines concernent la recherche alors que d’autres sont complètement hors de propos.

EV : Et la discrimination, c’est ça le paradoxe, ne peut se faire que si vous connaissez déjà le sujet. Sinon vous ouvrez toutes les propositions et vous êtes perdu.


 

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