Skip to Content

Anatomie d'une famille sicilienne

La palme du « meilleur auteur français étranger » revient incontestablement à Armando Esposito. Aujourd’hui Français d’adoption, c’est avec nostalgie et pragmatisme qu’il revient sur le mal qui ronge ses terres natales.

L’histoire commence en 1891, dans le village sicilien de Castelbuono, à une époque où les plus modestes comme les plus riches s’appauvrissent. La Piovra retrace le destin à la fois effroyable, tragique et extraordinaire d’une famille. À l’origine de cette famille : un homme, Ambrogio Morreti et une femme, Letizia, avec qui il a quatre enfants. La famille est miséreuse, sans le sou, alors le père cherche à s’enrichir par tous les moyens. Vivant d’abord de contrebande, de brigandages et de truanderies, il devient de plus en plus cruel. Sans merci, il commet des meurtres, ruine des familles entières et asseoit sa puissance sur tout le village. Il crée autour de lui un véritable réseau et à sa mort, il lègue tout à ses fils et à sa fille. Ces derniers suivent l’exemple de leur père et perpétuent leur nom, qui fera trembler toute la région. Le lecteur assiste à la naissance d’une mafia dont l’emprise s’étend et contrôle peu à peu toute la Sicile. Puis des gangs se créent. Dans cette région ou l’omerta fait loi, des trahisons ont lieu, des histoires d’amour impossibles se brisent, et certains tentent d’échapper à leur destin, à cette « famille » qui les oppresse. On suit dans ce livre, l’histoire des Moretti, de génération en génération, jusqu’à aujourd’hui.
 
Considéré en Italie comme l’un des plus grands écrivains contemporains, Armando Esposito est encore méconnu en France. Romancier, journaliste, essayiste, il livre aujourd’hui un récit dont on pourrait se demander s’il ne contient pas des éléments autobiographiques tant l’on sent l’écrivain proche de ses personnages. Il est assurément primordial de connaître l’histoire de son auteur si l’on veut comprendre réellement les relations qui unissent les protagonistes. Italien, né en 1944 à Marsala, Armando Esposito est issu d’une famille de riches propriétaires viticoles siciliens. Père Italien, mère Franco-italienne, il vit jusqu’à ses dix-neuf ans dans le domaine de ses parents. Se désintéressant du travail de la vigne et du futur métier qui devait être le sien, Armando passe une partie de sa jeunesse dans les livres, ce qui lui vaut le mépris et le rejet de sa famille. En 1963, il part étudier le français et la littérature à Paris. Il dira lui-même, des années plus tard, que ce fut une sorte d’évasion pour échapper à la pression familiale et au destin tout tracé qui lui avait été imposé. Effrayé à l’idée de retourner en Sicile et de ne pouvoir se consacrer véritablement à l’écriture, il n’y reviendra pas pendant des années, se coupant ainsi de sa famille. En 2009, à la mort de sa mère, il retourne pour la première fois sur sa terre d’origine et sort deux ans plus tard ce nouveau roman.
 
Ceux qui connaissent déjà Esposito, peuvent seulement prétendre avoir lu le travail de traducteurs. Ce dernier n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais écrit lui-même directement en français, se sentant plus agile à utiliser sa langue natale. Mais pour La Piovra, il en a été autrement. Se pose alors une possible réserve, de taille : une telle entreprise ne risque-t-elle pas d’altérer la qualité littéraire de son récit ? Assurément non. Choisissant d’affronter directement la langue française, Esposito rend en réalité un hommage cinglant à ce Verbe qu’il maîtrise mieux que beaucoup de ses confrères français. Si Esposito est méconnu en France, c’est sans doute qu’il s’est jusqu’à présent toujours appuyé sur le travail de traducteurs médiocres qui n’ont pas su retranscrire sa plume avec justesse. Et pour preuve : ses précédents ouvrages, considérés ici comme des romans de gare, connaissent un succès remarquable en Italie.
 
On s’attendait à ce que l’auteur tombe dans les clichés de ce cartel sicilien et s’enfonce dans les abymes du journalisme bas de gamme. Mais si Esposito a dû composer avec le silence des hommes et des femmes qu’il a rencontrés pour élaborer son histoire et avec le manque de fiabilité des sources, c’est avec brio et raffinement que sa prose nous plonge dans l’univers occulte d’une organisation en guerre contre une société décrite comme bornée et injuste en ce début du XXe siècle. C’est avec souplesse toujours, qu’il nous fait assister à de véritables scènes de guerres, mais aussi à la création d’une famille unie par les liens du sang et de la terre.
 
“Dorénavant, oui, il le jura sur sa terre et sur la famille qui lui était offerte, le nom des Moretti ferait trembler toute la région. Il jura de se montrer à la hauteur de ce nouveau nom. Il resta encore longtemps dans la froideur de la nuit, la tête baissée vers le corps inerte qui gisait à ses pieds. Et ce nom de Moretti suffisait à lui tenir chaud.”
 
L’auteur dresse une fresque magistrale de cette famille pauvre qui réussit à asseoir sa puissance avec pour seule arme la rébellion, la terreur et le crime. Mais en fait de rébellion, ne nous raconte-t-il pas finalement que cette fratrie ne possède rien d’autre, que le sens de la famille et des conventions ? Oscillant entre sentimentalisme et humanisme, Esposito nous fait découvrir ou redécouvrir l’enfer de ces guérillas qui rongent les terres du Sud et sclérosent la société italienne. Il livre aujourd’hui un ouvrage coup de poing, un travail remarquable, qui le projette sur le devant de la scène littéraire française.
 

La Piovra, Armando Esposito, Giallo Éditions, 22 novembre 2011, 452 pages, 19,90 €