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Au seuil du grand saut

Avec une sensibilité rare, Marie Louanès aborde le thème du passage à l'âge adulte. Un roman en trois actes savamment mené, dans lequel douceur et violence s'adonnent à un jeu subtil.

          D. et P. sont deux jeunes femmes qui ne se rencontrent pas, mais dont l'histoire s'entremêle, comme si les actions de l'une influençaient celles de l'autre. D. vit seule dans un appartement parisien d'où elle n'est pas sortie depuis très longtemps. On ne sait pas depuis quand elle n'a pas mis un pied dehors, mais c'est sans importance, du moment que le lecteur accepte qu'elle habite là, et qu'elle ne sorte pas. Elle s'apparente aux personnages du théâtre de l'absurde dont on ne connait ni la raison de leur arrivée, ni celle de leur départ. Cela fait d'elle un personnage véritablement fictif, pris dans une quotidienneté dont il ne parvient pas à se sortir. On découvre P. dans un second chapitre, en un tout autre lieu, celui de la campagne aveyronnaise, où elle s'égare en voiture en pleine nuit d'été. P. a le même âge que D. Les cheveux longs, non pas bruns mais blonds. Une sorte de double contraire et complémentaire. Sa perte de repères l'emmène à retrouver sa maison d'enfance, où elle n'était jamais retournée, une ferme laissée à l'abandon par des propriétaires disparus. Le lecteur l'accompagne dans la redécouverte de ces lieux, où l'odeur des murs humides et des objets rappellent des souvenirs lointains et universels. Lorsqu'elle sort, P. n'est plus tout à fait la même. Elle qui jusqu'à présent était restée en prise avec le réel et dont l'expression des sens et des sentiments avaient été minutieusement décrits, semble mettre le lecteur à distance à mesure qu'elle déambule autour de la maison, comme si l'importance du lieu avait produit en elle quelque chose de radical. Un point de non-retour qui l'amènera au bord de la rivière qui longe la vallée et la fera s'y jeter, de tout son corps, comme si l'eau devait la laver jusqu'à la dissoudre et l'emporter. « P. plonge et se laisse emporter par le torrent, elle le boit, elle en regorge, elle s'y enfonce jusqu'à devenir eau, jusqu'à disparaître, dans une sensation de bien-être absolu ». Marie Louanès nous ramène alors dans l'appartement de D., qui sort, sans plus d'effets ni de détails, apparemment libérée. Elle quitte la scène, elle en rejoint une autre, et ce sera une autre histoire.
          D. a-t-elle rêvé de P. ? L'a-t-elle inventée ? Ou bien sont-elles si étroitement liées par les mots qu'elles se bousculent ? A travers cette étrange histoire construite en trois temps, où deux personnages semblent ne faire qu'un, Seuil traite, en substance, du passage à l'âge adulte. Parvenir à sortir de la maison, à devenir acteur de sa propre vie, à laisser une part de l'enfance se noyer dans les eaux déchaînées qui entourent la maison. Marie Louanès traite avec une finesse incroyable, et sans jamais le dire, un sujet bien difficile. Elle veille à montrer l'ambiguïté de la situation des deux jeunes filles, à la fois foetale et dévastatrice. La noyade de P. n'est autre qu'un suicide qui ouvre sur la renaissance de D., elle-même lovée dans un appartement à la fois triste et sécurisant. L'ambivalence entre la violence et les bienfaits de ce moment de vie, de ce seuil à franchir, l'auteur a sans doute atteint la maturité adéquate pour l'écrire. Seuil est pourtant son premier roman. Metteur en scène et dramaturge, Marie Louanès (née en 1975) a écrit ces dix dernières années pour la scène contemporaine. L'influence du théâtre est traitée avec subtilité, faisant évoluer les personnages sur plusieurs scènes et construisant son roman en trois moments, en trois actes. Aucun dialogue pourtant, et c'est peut-être la raison pour laquelle elle a choisi le roman. Après sa dernière pièce, Le partage des eaux, (parue en 2010 aux éditions Ascènes), dans laquelle les décors et la mise en scène avaient largement le dessus sur les dialogues, prenant des allures de théâtre dansé, il semble légitime que Marie Louanès s'intéresse au roman. Les sujets de ses oeuvres témoignent toutefois d'une même préoccupation pour l'enfance, l'attente, le passage. Par ces aspects, on retrouve dans son écriture la sensibilité d'une Nancy Huston (pensons à Lignes de faille et à L'empreinte de l'ange). Avec Seuil, elle réussit le pari d'une reconversion qui s'imposait et offre à cette rentrée littéraire une oeuvre à la fois violente et douce, énigmatique et sensible. MB
 
Seuil de Marie Louanès, Paseo éditions, 216 pages, 15 euros