Bon qu'à ça

janv.
27

Voilà, c'est presque fini. Encore un petit effort, deux ou trois pages de confidences, et puis rideau. Je ferais sans doute mieux de me taire et d'aller dormir, mais comment résister ? Je suis seul dans la bibliothèque boisée. Le soir tombe lentement autour de moi. Le silence est parfait. "Il était une fois" ? Non, pas question de commencer comme ça. Je vais faire confiance à mes souvenirs, ils me connaissent mieux que moi.

Mon premier livre, je l'ai lu à huit ans. C'était une nuit d'hiver à la campagne. La maison dormait. Moi je n'avais pas sommeil, ma rêverie tournait en rond. Je me suis levé sans bruit, j'ai traversé le long couloir glacé jusqu'au salon et je me suis assis sur un tapis. La bibliothèque était en face de moi : une ombre calme et imposante, sévère comme un reproche. Soudain, le silence a vacillé. La nuit s'est ouverte étrangement... J'ai compris tout de suite : la bibliothèque cherchait à me parler. Je me suis levé, j'ai pris un livre dans les étagères, puis un deuxième, un troisième, encore un autre... A chaque fois je me rendais près de la fenêtre, et là, sous une timide lumière de lune, les noms des auteurs m'apparaissaient, avec les titres. C'étaient des mots bizarres, parfois exotiques, toujours fascinants, aussitôt oubliés. Ils agissaient sur moi comme des déclencheurs imprévisibles : les images déferlaient en désordre dans mon esprit et se bousculaient dans un tohu-bohu de couleurs inconnues... Tout d'un coup j'ai entendu des voix à l'étage : mes parents. J'ai pris très vite un livre dans la bibliothèque, n'importe lequel, j'ai couru jusqu'à ma chambre et je me suis jeté sous les couvertures. J'ai allumé les lumières. Surprise : la couverture était jaune. Il y avait donc des livres jaunes ? Le titre m'a plu immédiatemment. Dix petits nègres ? Cela devait se passer en Afrique. A l'étage, les voix ont disparu. La nuit a retrouvé son lourd silence de velours. J'ai ouvert le livre, j'ai commencé à lire. J'étais sauvé.
A quinze ans, j'étais pensionnaire dans un lycée. Je passais mon temps à lire. Romans, poèmes, pièces de théâtre, biographies : j'avais toujours un pavé dans les mains. Mes camarades se moquaient de moi, mais ce n'était qu'un début : un dimanche après-midi, je me suis mis à écrire. D'abord je n'ai fait que recopier les phrases qui me plaisaient, puis j'ai inventé mes propres phrases, que je rédigeais avec soin dans un carnet qui ne me quittait pas. Un soir, les plus abrutis de mes camarades sont entrés dans ma chambre et se sont emparés du carnet. Ils ont lu mes phrases avec une mauvaise rage moqueuse, puis ils sont repartis en riant et en me traitant de poète. Le carnet s'est retrouvé par terre, au milieu de la chambre. Les éclats de rire se sont éloignés. J'ai ramassé le cahier et je me suis juré de ne plus jamais écrire une ligne.
Après mon bac, j'a suivi de longues études de lettres qui ne m'ont rien appris. La plupart du temps, je n'allais même pas en cours : je marchais dans les rues pleines de silence, j'entrais dans des magasins déserts, j'allais au cinéma. Au bout de plusieurs années, on m'a remis un diplôme. Je l'ai accepté en haussant les épaules, puis je suis rentré chez moi. Et après ? Après, rien. Je lisais, j'écrivais, j'attendais. Autour de moi, on s'activait beaucoup : on travaillait, on voyageait, on se mariait. Pour bien faire, il aurait fallu que je trouve un travail. Seulement voilà : je n'avais pas envie de bien faire. J'ai tout de même accepté de me rendre à un entretien, un lundi matin dans une banque. Comme j'étais en avance, j'ai fait les cent pas dans le hall. Le lieu m'a déplu tout de suite : les murs transpiraient d'angoisse, l'air sentait le chiffre et l'ennui... Soudain, je me suis vu dans une glace. Je portais un costume étriqué, sans doute acheté pour l'occasion, et je tenais sans conviction un vieux cartable vide. J'étais ridicule... Je me suis approché du miroir : mon visage attrapait déjà la lente pâleur des matins médiocres... Il fallait fuir au plus vite. La secrétaire s'est levée bruquement : c'était l'heure. Que faire ? Un nouveau coup d'oeil dans le miroir : l'hypothèse de la désertion me redonnait déjà des couleurs... Je suis sorti de la banque dans un éclat de rire, j'ai jeté mon cartable dans une poubelle et j'ai couru jusqu'au port. Je me suis assis. J'ai regardé la mer. Ma liberté me faisait trembler de joie.
Par la suite, j'ai soigneusement aggravé mon cas. Sans prévenir personne, je suis monté dans un bateau pour l'Irlande. J'ai loué une voiture et j'ai roulé dans tout le pays pendant des semaines. Un matin, je suis arrivé dans un curieux village enveloppé de silence, blotti au fond d'une anse minuscule. Je me suis installé. Cela fait trente ans que j'y vis. Qu'ai-je fait pendant trente ans ? Rien que des choses inutiles : lire, écrire, dormir, marcher, regarder la mer... Lorsque j'achève un manuscrit, je l'envoie à Paris avec un mot gentil et une bouteille de whisky. En échange on m'envoie un peu d'argent : de quoi acheter du poisson frais et des cahiers à spirales.

La nuit est épaisse, maintenant. Le silence me supplie d'aller dormir. Demain matin, j'enverrai à mon éditeur ce bref portrait de l'artiste en vilain petit canard. Il en fera ce qu'il voudra. Je lui fais confiance. C'est connu : les éditeurs ont toujours raison.