De derrière la fenêtre : le parcours plus ou moins imaginaire de Lady Godiva, par son seul et unique témoin

janv.
21

 

 

                     Elle avance dans l’appartement. C’est petit. En cherchant bien, elle y retrouve la même disposition que dans son appartement à elle. La même pièce principale, avec la même fenêtre. Mais elle donne sur le jardin, celle-là, derrière. La même petite cuisine ridicule au même endroit. Elle avance un peu, jusqu’à la porte, juste à côté de la cuisine. La même salle de bain. Elle entre dans la petite pièce, observe les rares objets qui s’y trouvent, effleure le bord du petit meuble du bout des doigts. Sa main s’arrête sur un flacon et semble le caresser un instant, avant qu’elle ne le prenne. Elle le regarde, lit ce qu’il y a écrit dessus, avant de l’ouvrir, d’en sentir l’odeur. Un instant, elle reste là, le flacon dans une main, presque contre sa poitrine, l’autre bras serré le long du corps jusqu’au coude qu’elle appuie sur sa taille, l’avant-bras tendu, retourné, la paume vers le haut, ses longs doigts fins se rejoignant autour du bouchon. Puis elle remet celui-ci à sa place et le flacon à la sienne. Un long regard circulaire jeté sur la pièce avec lenteur, et elle ressort. Elle avance lentement dans l’appartement, avec la sensualité qu’ont les femmes lorsqu’elles se sentent si près de l’homme qu’elles aiment, comme sous la caresse de son regard. Elle fait le tour, s’arrêtant sur chaque objet, détaillant chacun d’eux avec juste le semblant d’attention qui attire, et tout le désintérêt qui retient. C’est à chaque fois comme un effleurement, comme une caresse. Cette tension agréable de tout l’être sous les doigts de l’autre. Est-ce qu’une femme t’a déjà posé la main sur le bras, l’air de rien, pour te captiver ? Comme si ça n’avait pas de sens. Savent-elles vraiment tout ce que ça fait ?

 

L’écho rebondit longuement dans l’immensité gigantesque et déserte des deux pièces minuscules. Il laisse comme une empreinte dans la pureté du silence à présent irrémédiablement chaotique. Trop long à se recomposer, il est encore tout tremblant, tout en fouillis lorsque la stridence reprend. Elle s’étire longuement, agressivement, avant de s’éteindre en cadence à nouveau.

Il y a du mouvement, le grincement de ressorts, le frottement de pantoufles, puis les vibrations d’une voix humaine dont la régularité mécanique – semblable à celle que les horloges donnent au temps qui passe – tourne, sans s’arrêter, jusqu’à la porte.

Et la porte s’ouvre.

J’ai oublié les clefs.
Encore ? Tu les oublies à chaque fois.
Je sais, je sais… pas bien grave…
Oui, mais quand même.

Toute une existence dans un simple échange de paroles... Toute une vie minable et lassante à se chamailler avec une ingrate, une emmerdeuse, une tordue. Quarante ans de vie avec une folle !... Il y a l’enfance… et puis ensuite, il y a tous les matins, le lever à six heures, le café, le trajet, le boulot, les copains et on rentre passer la soirée avec bobonne, qui est pas encore tout à fait bobonne mais qui va pas tarder à le devenir après quarante années de dur labeur quand, enfin, le repos bien mérité et enfin accordé se transforme en une continuelle empoignade, un continuel échange de mots doux qui n’en sont pas et d’attentions qui n’en ont pas l’air, et qui font que, finalement, c’est pas demain la veille qu’on va pouvoir se reposer, qu’il ne reste plus qu’à espérer que tout ça se termine rapidement parce qu’on se demande bien à quoi ça pourrait servir que ça continue encore longtemps. Toute l’histoire d’une vie...

Je trouve quand même que tu pourrais faire des efforts.
Oui, oui, j’essaierai… Faut que j’aille aux toilettes.

Derrière la porte, derrière la vieille, il y a le salon, et, dans le salon, la télévision est encore éteinte. Elle éteint toujours la télévision, et il faut toujours rallumer la télévision. Qu’est-ce que ça peut faire qu’elle ne supporte pas cet aquarium débile ? Est-ce qu’elle est supportable, elle ? Et pourtant il faut faire avec. N’est-ce pas ?

C’est une vanité moderne, une boucle vidéo : deux poissons exotiques tournant au-dessus d’un lit de sable blanc, devant un fond bleu, autour de deux algues spiralées et d’un filet de bulles bien rondes irrémédiablement attirés par la surface, par la sortie circulaire de ce bocal sphérique. Les bulles s’échappent, les algues non. Et les poissons tournent, tournoient, gravitent, orbitent, circonvolutionnent, se croisent et se recroisent sans cesse. Est-ce que, dans ce couple aussi, Elle l’emmerde ? Mais ce sont juste des images…

Il faut aller aux toilettes maintenant, il est grand temps, pour vider cette vessie, pour qu’elle puisse se reremplir. Il faut contourner la table basse et, puisqu’elle a encore laissé trainer du mauvais côté ses saloperies pour cette saleté de tricot, pour contourner la table basse, il faut aussi contourner le canapé. Arrondir la trajectoire. Et quand on a contourné le canapé, il faut faire le tour de la salle à manger pour tourner à l’angle du mur, pour arriver dans la chambre. Arrondir la démarche. Contourner le lit, tourner la poignée de la porte pour ouvrir la salle de bain. Faire faire un quart de tour à la porte, qui pivote vers la gauche, puis se retourner, pour la refermer. Faire faire un quart de tour à la porte, qu’on tourne vers la droite, puis se retourner, pour évacuer.

Des formes colorées qui s’élargissent et se déforment en se rapprochant, puis s’éloignent et rétrécissent en se reformant. Si on continue à avancer, elles reviennent et recommencent. Mais si on revient en arrière, elles se déforment en s’élargissant et se rapprochent, puis s’éloignent en se reformant et rétrécissent. Rien d’autre à faire, au-dessus du disque de sable blanc.

Assis sur le canapé, devant la table basse, à regarder des poissons virtuels qui tournent en rond.
Les poissons tournent et retournent
celui qui les regarde
qui regarde tourner en rond celui qui regarde tourner les poissons ? Est-ce qu’on tourne moins quand on regarde tourner les autres ? Est-ce qu’on sort du cercle en prenant de la distance ? Qui peut vouloir regarder les autres tourner ? Il doit pas falloir tourner rond.

Mais la voilà qui reprend son manège.

Tiens, au fait, il paraît que le monsieur bizarre, à l’étage, il ferait des choses pas très nettes. À ce qu’il paraît, il vendrait même de la drogue.

Il doit bien le savoir : il est de ces individus qui, ignorant les règles qu’instaure la société des hommes – ces traditions sans valeur et sans intérêt auxquelles les plus anciens se raccrochent désespérément, traditionnellement, voyant tout le reste disparaître derrière eux avec leur vie –, se plaisent à adopter toute l’immaturité qu’ils redécouvrent en eux-mêmes. Point n’est besoin d’efforts pour ceux-là, qui savent retrouver toute l’insouciance de ceux qui n’ont rien à perdre. Et ils fument le pétard, comme d’autres le cigare : par tradition !

Il doit bien le savoir, donc : car ce matin, alors que, elle, profitait encore de cette douce agitation offerte par la matinée environnante en se prélassant avec joie dans la tiédeur d’un grand lit à moitié vide, lui, redescendait de chez le tordu et croisait, s’élevant avec allégresse vers la promesse de son hilarante future semi-conscience hebdomadaire (le samedi, vers 11 heures du soir, lorsque sa fille est de sortie), ce quarantenaire ventripotent qui gère depuis quelques mois le club de bridge d’à côté…

Il y a, parfois, dans les immeubles, dans les barres de logements, dans les grandes demeures transformées en ensembles de petits appartements parce que depuis quelques décennies le prix des loyers n’a cessé d’augmenter, tandis que le salaire des locataires, lui, n’a cessé de baisser dans ces banlieues ouvrières où, justement, les barres de logements et les immeubles n’ont cessé de pousser, de s’étendre, de se prolonger à l’infini – il y a, donc, dans toutes ces habitations qui ne servent à rien d’autre qu’à entourer, qu’à assurer, qu’à sécuriser le sommeil de celui qui doit se reposer de sa journée de travail afin de pouvoir en débuter une nouvelle le lendemain – il y a, parfois, divers entreprises, clubs, associations ou tout autre groupe constitué d’êtres humains, qui, eux, doivent à l’inverse être abrités dans la journée, mais qui, par contre, le sont également dans ces immeubles, barres de logements, grandes demeures transformées, pour les mêmes raisons financières que celles évoquées précédemment – et, insidieusement, ces petits groupes humains, qui cherchent à accroitre ce dont ils considèrent que la vie les prive trop souvent, quelle qu’en soit la nature : financière, sociale, sportive, divertissante, ou autre – ces petits groupes se trouvent dévorés, désossés, disséminés par la conjoncture difficile, par les difficultés croissantes auxquelles est confrontée toute petite structure dans cet environnement carnassier, ou simplement par la lassitude – et ils ferment. Il existe, ici, une de ces petites créations à taille humaine, dont l’esprit scintillant, flamboyant même, vacille, mais tient bon, pour l’instant du moins. Cette création, qui ne manque pas de…

A non, pas du tout monsieur, vous faites erreur, il y a bien longtemps que l’association des amateurs de bridge a fermé / mais excusez mon ignorance / non il n’y a pas de mal, je vous en prie / passez une bonne journée / vous aussi, monsieur / au revoir.

« Bonjour et bienvenue sur notre antenne. Chers auditeurs… »

Salut / salut / ça va / ouais, ouais, moi ça va / t’as passé un bon week-end / c’était pas mal.

« Il est 9 heures, tout de suite : le rappel des principales informations. »

Tiens, tu sais qu’j’ai vu le p’tit vieux d’à côté sortir d’chez l’tordu d’en haut / sans déconner / j’te promets, je l’ai vu, juste là, en arrivant, ressortir d’chez l’tordu / et alors / et l’autre, il lui a dit : « Reviens quand tu veux, mon p’tit père » !

« … iffres du ministère : la délinquance est toujours en hausse, avec une augmentation significative du trafic de drogue… »

Et il avait un truc à la main / tu crois qu’il achète au tordu / et qu’est-ce tu veux qu’y fasse avec ça, franchement / tu le vois, toi, fumer du teuch, le vieux / tu m’étonnes, tiens / parce que pour supporter sa bonniche, faut au moins ça !

Dans une société en crise, telle que la nôtre aujourd’hui, il semble relativement évident que l’entreprenariat peut prendre des formes, disons… particulières… Chacun ses projets pour tirer sa petite épingle individualiste du jeu néolibéraliste-capitaliste-égoïste…

« … oute autre information qui fait le buzz depuis ce matin : le blog de Jean-Marc Morandini affirme avoir retrouvé un article du Monde mettant en cause Jean Sarkozy. L’article – intitulé : « A quatre ans, il est retrouvé ivre dans la rue après avoir volé les cadeaux des voisins » – relate des évènements au cours desquels le fils du président de la République – alors âgé de quatre ans – aurait été retrouvé en état d’ébriété au volant d’une voiture de course. Il se serait en fait introduit par effraction dans le garage de ses voisins, après avoir subtilisé la clef de la Porsche qu’ils comptaient offrir à leur fils le soir même, pour ses dix-huit ans. Le petit garçon – qui avait au préalable consommé l’intégralité d’une bouteille de champagne – aurait affirmé aux policiers qu’il était en colère contre son père, celui-ci lui ayant refusé la voiture à pédale qu’il lui réclamait. Selon Jean-Marc Morandini, Jean Sarkozy aurait déjà porté plainte pour diffamation – ce que dément formellement l’Élysée, qui ne reconnait pas non plus la véracité des faits évo… »

Tiens, salut toi / t’as l’air vachement en forme c’matin / ça va, ça va / mais faut arrêter de faire la fête tous les soirs / ça devient dur en c’moment, une horreur / et l’autre, y va se plaindre parce qu’il a encore sa vie de jeune homme à vivre / tu sais que j’t’envie, des fois ?

Sachant – tout de même – que la différence essentielle entre la jeunesse et la vieillesse réside dans le fait que la première n’a pas encore l’expérience nécessaire pour savoir profiter des avantages qu’elle n’aura plus ensuite. On ne comprend toujours que trop tard ces choses-là, comme pour toutes ces premières fois absolument indispensables qui n’apportent que le regret de ne s’être pas abstenu. Comment ne pas admirer ces trop rares jeunes gens qui, dès l’adolescence, comprennent si bien qu’ils n’ont pas besoin de boire, de fumer, de baiser, de se droguer, pour profiter amplement de la vie ; bien au contraire. Ah, si jeunesse savait et si vieillesse pouvait…

« … une baisse significative de l’indice de confiance av… »

Attends, attends, j’y pense, là… / Oui, tu faisais quoi, toi aussi, là-haut, pour voir le vieux sortir d’chez l’tordu / elle est bien bonne, celle-là / d’après toi / parce qu’y faut qu’t’y soit monté, pour l’avoir vu / donc t’achètes chez l’tordu aussi.

« L’âge de la retraite va encore augmenter. D’après le ministre de… »

T’achètes chez l’tordu / mais t’es un fou, toi / plus vingt ans, plus d’réseaux / c’est fini mai 68…

Il y a un petit poisson, dans le bocal d’à côté, qui, après avoir tourné en rond pour une entreprise pendant quarante ans, tourne en rond pour son propre compte et dans son propre appartement.

« … projet important pour les transports. Un moyen pour recréer du lien social en donnant aux gens l’occasion de se rencontrer de nouveau… »

Mais qu’est-ce qu’ils nous font chier tous ces cons, avec leur création de lien social ? Et si on n’a pas envie de recréer du lien social ? Si on n’a pas envie d’avoir à leur dire bonjour à tous ces imbéciles ? ces débiles qu’on croise dans la rue et avec qui on doit cohabiter, bien obligé. Qu’est-ce que c’est que cette idiotie, qu’il faut qu’on soit tous dépendants des autres ? Et ceux-là, ceux qui s’agitent, là, n’est-ce pas ça que d’être dépendant des autres ? C’est ça, le modèle type de la société qu’ils veulent atteindre ? un retraité qui s’emmerde chez lui, une association d’anarchistes qui font semblant de monter une association pour toucher des aides de l’état, un dealer qui… qui deal…

« … l’heure de la météo… »

Merde, faut que j’éteigne cette putain de radio, ils vont l’entendre.

Et voilà : ça s’installe devant la télé, et ça va passer sa journée devant. Toute une journée à trois dans un clapier à lapin, pour faire semblant d’être très occupés à subvenir aux besoins vitaux de notre société décadente. Le pire, c’est qu’ils y croient, à leur rôle indispensable, à leur fonction de sauveteurs de la civilisation. Comme s’il y avait quelque chose à sauver ! Pauvres petits poissons qui se débattent dans leur flaque d’eau. Chacun la sienne. Et des fois, ils sautent de l’une à l’autre pour aller voir ce qu’il se passe chez le voisin. Mais même mises les unes à côté des autres, pour avoir une vue d’ensemble, ça ne donnera jamais un océan. Parce que, regarde, si tu passes à celle d’au-dessus : un troisième devant son écran… Des images dans l’image. Il ne bouge pas, presque pas : juste un bras qui s’allonge vers la table basse pour saisir la bouteille de bière ou la cigarette – ou autre chose – qui traine dans le cendrier. Sur cette même table s’étale ce qui lui a probablement coûté tout son RMI mais qu’il va rentabiliser en moins de temps qu’il ne lui en faut pour s’en j’ter un p’tit. Et de l’autre côté de la table s’animent les images qui bougent, qui bougent, qui bougent… Quelqu’un sonne. Encore un d’ces connards de drogués. Il faut vite planquer ce qui traine sur la table – on n’sait jamais –, et aller ouvrir avant que c’t imbécile se casse. On le fait entrer, on lui demande ce qu’il veut, du teusch, d’la beuh ou d’la coke, on encaisse et ça roule, mon pote. Après c’est cassos mon frère, vite fait comme ça on peut s’refoutre d’vant c’te merde parce que, même si c’est de la merde, on regarde, parce qu’y a rien d’autre à foutre, d’toute manière, qu’est-ce tu m’fais chier, connard ?... P’tain mate ça ! c’est une bombasse, la blondasse, j’la démont’rais bien la connasse. Pas autant qu’l’aut’ pétasse d’à côté avec le gosse, là. J’lui aurais bien fait faire un p’tit tour, si j’avais pas été complèt’ schlasse, l’aut’ fois. P’tain la vache, ça rime. Attend, attend, faut qu’j’note ça, j’vais faire un slam putain !

Non, c’est peut-être un peu excessif… Mais il habite juste à côté de chez elle ! On ne sait pas à quoi on doit s’attendre de la part de gens comme ça. Il se pourrait que… Non.

Que fait-elle ? Elle est rentrée ? Ce doit être dur, la vie d’une mère célibataire, coincée dans un minuscule studio. Tant de sacrifices, tant d’amour pour les autres et si peu pour soi. Elle a un visage d’ange. Pourquoi elle ne bouge pas ? A quoi peut-elle réfléchir ? Encore à ce matin ? Qu’est-ce qu’elle a vu ?

Peut-être qu’on peut voir ça, en revenant en arrière. C’est la piste 5 : le jardin.

 

8 h 46. Je descends les marches, en regardant du côté du mur du fond, puis j’avance dans le jardin. Je semble hésiter : je regarde autour de moi, comme indécis, je n’ai pas l’air de savoir ce que je veux. Voilà, elle est là, en haut des marches. Elle me regarde, sans rien dire. Elle ne se cache pas, mais elle ne dit rien ; elle regarde et elle attend. Dans quelques instants, elle va m’interpeller. Et je vais me retourner dans un sursaut, comme quelqu’un qui est pris sur le fait… Oui, c’est à partir de là, c’est sûr, qu’elle va sembler de plus en plus méfiante, pas avant : c’est bien là qu’elle va avoir ce regard interrogateur, suspicieux, à cause de ce sursaut stupide, criminel… Je suis au milieu du jardin, je ne vois pas qu’elle est là, je sursaute et je me retourne… Et moi, tiens, je suis là, et je me regarde sursauter et me retourner. Troublant. Et pourtant, ça ne trouble plus personne aujourd’hui, qu’on puisse se voir soi-même de l’extérieur, comme on verrait un étranger. Avec cette distance… Elle a l’air inquiète… Troublée, peut-être… Je bredouille un truc… Elle est belle. Je n’avais pas remarqué, à quel point elle est belle, à ce moment-là… Elle n’a pas vraiment l’air rassurée, mais elle fait demi-tour et repart. Elle jette quand même un regard en arrière. Puis elle disparaît. Puis je tourne sur moi-même en jetant des regards alentour : je vérifie qu’il n’y a personne qui me voit. Je m’approche. Je me regarde me regarder. Je vérifie. Oui, tout va bien. Tout fonctionne. 8 h 48.

 

Tout fonctionne ?… Que pense-t-elle ?

Que pense-t-elle ? Comme les autres ?

Comme celui-là ? Chaque fois qu’il passait devant cette porte pour rentrer chez lui, il se demandait ce qu’il pouvait bien se passer derrière. C’est mystérieux, tout de même, une porte close. Ça donne envie de l’ouvrir, envie de voir, de savoir. Alors, il avait envie de l’ouvrir, et il a même essayé. Juste histoire de vérifier. C’est si tentant, presque naturel, de faire jouer la poignée. Des fois que… En plus, c’est pas bien grave, puisque personne n’est venu ouvrir quand on a frappé ; ça n’a dérangé personne, personne ne saura… C’est quand même étrange pour celui qui était de l’autre côté et qui ne voulait pas ouvrir, de se rendre compte qu’on peut vouloir délibérément violer son intimité, qu’on peut vouloir lui faire du tort, s’en prendre à lui… Et d’un autre côté, c’est aussi très perturbant de penser qu’on est pris en défaut. Parce qu’en fait, on était pas sincère non plus puisqu’on a pas répondu. Comme si les torts étaient partagés. Même, c’est presque légitime d’essayer de vérifier si y’avait vraiment personne – parce que si on essaie d’ouvrir la porte, c’est quand même surtout pour vérifier qu’y’a vraiment personne derrière… Non, en fait, ce qui est grave, c’est de faire comme si l’autre était coupable parce qu’il a pas voulu répondre, alors que, de toute façon, y’a aucune règle qui oblige à aller ouvrir si on a pas envie… Non, en fait, il a essayé d’ouvrir pour voir ce qu’il y avait derrière, comme un voleur…

C’est comme le responsable de l’association du rez-de-chaussée, quand il est monté chez lui pour récupérer sa ration hebdomadaire, il s’en est posé des questions, lui aussi ; comme à chaque fois qu’il est passé. Personne qui entre ou qui sort, pas de nom sur la boîte aux lettres qui se remplit pourtant, et se vide. Et les autres voisins qui ne savent rien, qui n’ont rien vu. Alors qu’ils y sont tout le temps, qu’ils y vivent. Comment ça se fait ? Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir derrière ? Qui se cache là-derrière, un fugitif ? Ça s’est déjà vu… Mais à côté d’un dealer ? Mauvais plan… En même temps, c’est sûrement pas là qu’on irait chercher un fuyard. Détourner l’attention… Pendant que ces collabos fascistes sont trop occupés à se débarrasser d’un des derniers hommes libres, y’a un tueur de nénettes qui se planque juste à côté. Et ces imbéciles qui y voient que du feu… Un homme libre aussi, dans le fond, qui s’oppose à ces mercenaires vichystes. Tiens, faudrait quand même voir si c’est pas un truc comme ça, des fois qu’il faudrait détourner l’attention des gestapistes d’État, des fois qu’ils se pointeraient, des fois qu’on pourrait jouer les héros de la résistance de mes couilles, parce que c’est bien ça qu’il fait, lui, de venir en aide aux rebus de tous ordres, à tous ces p’tits cons qui viennent foutre le bordel. Ça se promène en banlieue dans des costumes à deux-mille euros et ça se croit humaniste parce que ça a fait mai 68.

Et le p’tit vieux, quand il passe devant cette porte, il se dit quoi ? Ou quand sa bonne femme lui parle de cette histoire de boîte aux lettres ? À tous les coups elle le tanne avec ce truc, elle doit le gaver. Ça doit être le grand sujet de conversation durant les repas. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cet appartement ? À tous les coups, c’est un d’ces terroristes islamistes qui prépare un attentat. Ou un trafiquant de drogue. Oui, si c’était un trafiquant de drogue ? T’as pas entendu, à la télé, ils ont dit qu’y en avait de plus en plus, de trafics de drogue, dans les banlieues et que ça s’étendait de plus en plus. Mais si, je te dis que c’est un trafiquant de drogue ! Tu m’écoutes jamais ! C’est ce qu’ils ont dit à la télé… Sauf que lui, il le connait bien le trafiquant de drogue puisqu’il passe régulièrement chez lui boire une bière, et y compris à neuf heures du matin, et qu’il manque pas de croiser ses clients, et pas que dans l’escalier… Ça serait pas bien grave, tiens, si c’était qu’un trafiquant de drogue. Faudrait voir si ça serait peut-être pas plutôt la planque d’un de ces tordus de pédophiles, un de ces endroits où ils tournent ces saloperies de vidéos qu’ils vont te mettre ensuite sur internet pour tous les autres tordus dans leur genre. Oui, quelqu’un qui ressent le besoin d’se planquer comme ça, c’est sûr qu’il a quelque chose à cacher. Ça se pourrait bien qu’ce soit un d’ces tordus de pédophiles. Un d’ces mecs pas normaux qu’y ont quelque chose de pas clair dans leurs fantasmes, qui f’raient bien d’aller voir un psychothérapeute, ou j’sais pas quoi. J’ferais peut-être bien d’aller faire un tour là-haut, histoire d’voir si on entend pas quelque chose derrière cette porte, tiens… En tout cas, moi, si j’étais la mère de famille qu’y’a juste à côté, ben je ferais gaffe à mon gosse, parce qu’avec des trucs louches comme ça… Des trucs comme ça… Est-ce qu’elle pourrait se dire ça, elle ? Je crois pas qu’elle se dirait ça. J’crois pas qu’elle imagine ce genre de chose, quelque chose d’aussi méprisable. Non, elle peut pas imaginer. Même si elle croyait au pédophile, elle imaginerait pas ça… Ça lui ferait un choc… J’ai toujours pensé que je finirais par me faire prendre, je crois. Pas un fait établi, une Vérité officielle, j’m’y suis préparé, c’est tout, il me semble. Quelque chose comme ça. Et dans le fond, je crois que c’est mieux que ce soit elle. Ce serait pire que ce soit elle, j’veux dire, et c’est pour ça aussi qu’ça me plaît. Que c’est mieux. Je m’enfoncerai plus encore dans mon absolue monstruosité… J’aurais oublié de fermer la porte à clef, parce qu’il faudra bien que ça arrive, j’suis pas l’être parfait auquel j’aspirais – et d’ailleurs, si je l’étais, j’aurais pas fait ça et j’aurais pas eu à m’cacher… Elle serait derrière la porte, à écouter, mais elle n’entendrait rien parce que je ne ferais pas de bruit. Je n’fais jamais aucun bruit ; si y’a bien quelque chose pour quoi je suis doué, c’est bien pour pas faire de bruit… Comme elle n’entendrait rien, elle essaierait d’ouvrir la porte, à tout hasard, justement quand j’aurais oublié de la fermer, parce que c’est toujours comme ça, en fait, en tout cas pour moi… Elle ouvrira la porte et elle verra. Elle verra tout. Elle verra à quel point je suis minable, toute la pourriture profonde de mon être, tout ce qui m’fait honte dès que je reprends conscience au réveil, c’qui m’fait serrer les dents, crier de saloperies et donner des coups de poing dans les murs – pas trop fort quand même, j’risquerais de devoir aller à l’hôpital. Tu vois c’que je veux dire – un minable… Les écrans allumés, dans toute la pièce, les images des appartements, de tous les appartements, de son appartement, de toutes les pièces de son appartement. Et puis, moi, au milieu, en train de regarder en boucle les vidéos où elle se déshabille, celles où elle prend sa douche, en train de la regarder, elle, en train de… Non, arrête ! Pourquoi tu fais ça !? Hein ?... Mais combien de temps il lui faudra pour comprendre, tu crois ? Combien de temps il lui faudra pour te mépriser ? Arrête ! Il faut que j’arrête… Mais j’peux pas, j’sais pas faire autrement. Qu’est-ce que j’peux faire d’autre ? Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?! Quelqu’un comme moi, qu’est-ce qu’il peut attendre d’autre de la vie jusqu’à ce que ça s’arrête ? Jusqu’à ce qu’elle te trouve ? Jusqu’à c’qu’elle me trouve ? Jusqu’à c’que…