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Entretien avec Eric Vigne (2/5)

Entretien avec Eric Vigne aux Editions Gallimard, en janvier 2010. 2


CFK : Et pensez-vous que tout ça est dû à la professionnalisation des tâches, c’est-à-dire comment pouvez-vous convaincre un commercial de prendre un livre qui vous tient à cœur, s’il s’agit de quelqu’un d' inconnu… ?

EV : Là on a plusieurs critères, le 1er, très spécifique à cette maison, c’est que vous avez beaucoup de secteurs dans la maison à commencer par le mien dont 80% des ventes se font sur les ouvrages dits de fonds. Le fonds est une notion fiscale, pour la plupart des gens quand on leur parle de fonds,   ils pensent à Camus parce qu’on vient de célébrer son décès, ils pensent à Proust, etc. Le fonds, c’est un ouvrage qui a plus de 12 mois d’existence. Donc quand vous avez une telle structure, une telle physiologie des ventes, vous devez prêter attention au fonds. Prêter attention au fonds, c’est plusieurs choses, ça veut dire réfléchir à ce que l’on passe en poche ou pas. Par exemple il y a 1 ouvrage que je n’ai toujours pas passé en poche qui est Le nouvel esprit du capitalisme de Chiapello et Boltanski parce qu’il a trouvé son public malgré son prix, dans la collection NRF Essais, je ne vais pas nécessairement déshabiller cette collection pour un passage en poche dont le gain serait peut-être plus marginal que décuplé. Politique inverse, il s’agit aussi souvent de réexploiter le fonds, c’est-à-dire de le remettre en vie, de lui redonner force et existence en passant en poche des textes qui sont parfois un peu oubliés, parce que nous sommes très sensibles aux lames de fond qui expliquent des enthousiasmes pour des sujets et puis ensuite des pertes de vitesse totales de ces sujets. La Révolution russe aujourd’hui qui demeure quand même un des éléments majeurs du XXe siècle est en pleine déshérence d’intérêt chez les lecteurs. Là dessus se rajoutent des ouvrages qu’il faut reconfigurer parce que l’université est passée à la semestrialisation. Donc ça, c’est l’exploitation de ce qui existe et ce qui existe, il faut bien le nourrir. Donc le commercial a tendance à vous suivre quand il sent que votre conviction est profonde concernant la longévité de l’ouvrage. Nous sommes nous, Gallimard, comme d’autres maisons indépendantes qui continuons à faire des ouvrages exigeants pris dans un contradiction très violente. Nous publions des ouvrages dont nous espérons qu’ils auront une durée dans le temps, pour des raisons non pas de philanthropie, ni d’amour conceptuel du temps long qui sont que c’est une maison qui, le jour où elle est en difficulté financière, il n’y a personne pour capitaliser, donc elle est très certainement absorbée par un groupe. Donc l’indépendance qui est la clé de la liberté de ce qu’on veut faire aujourd’hui de la manière dont on veut le faire, notamment ce que je vous disais concernant les critères de distribution et de gestion passe par le fait qu’il faut que la maison dégage suffisamment de profit soit pour conforter son indépendance dans 5, 10, 15 ans. Vous essayez d’y contribuer à chaque fois par des ouvrages qui sont encore présents selon vous dans 5, 10, 15 ans. Donc, ce sont des ouvrages de temps long. Un ouvrage de temps long est un ouvrage qui va démarrer lentement parce que vu la nature de son sujet, il va mettre du temps à s’imposer. La nature de son sujet, c’est, grosso modo, non pas courir après une demande hypothétique, mais générer une demande par une offre qui surprend par un écart que vous creusez par rapport au lot commun. Donc, tout cela signifie qu’il va falloir prendre son temps pour démarrer, pour imposer le livre, etc. Et pour le faire connaître des libraires, il faut au contraire le lancer comme si c’était un produit de consommation courante avec une date limite de consommation. Donc que ce soit un ouvrage de Habermas, de Axel Honneth ou de Michael Fried, etc., nous sommes contraints de faire un petit évènement au moment de la sortie pour avoir la concentration des 2-3 hebdos ou quotidiens pas plus, qui traitent encore de ces ouvrages. Donc on le lance comme si c’était quelque chose de brûlant, qui brûlait les doigts, et dont il fallait que l’absorption et la digestion intellectuelles se fassent très rapidement alors qu’on sait que commercialement ce sont des ouvrages qui vont s’inscrire dans le temps. Donc la grande nouveauté pour nous, c’est qu’obtenir des articles de presse du moins dans mon secteur, je ne parlerai pas des autres n’est plus destiné à susciter l’intérêt du lecteur ou à conforter le narcissisme du lecteur, il est destiné à signaler aux libraires et à leur hyper-informatisation que l’ouvrage n’a tourné qu’à 1 ou 2 exemplaires en 3 semaines, mais que la presse est là pour leur dire que les gens risquent de venir petit à petit, de prendre leur temps et que l’ouvrage a des potentialités. Donc on est contraint maintenant dès le départ de penser intendance dès qu’on signe un contrat, en essayant d’imaginer le type d’événement –si c’était toujours les mêmes il y aurait une usure-  qu’on peut faire pour lancer un ouvrage, c’est-à-dire faire au sens le plus matériel du terme du bruit autour pour que les libraires se disent « tiens, il y a des potentialités, je vais le garder ».