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Entretien avec Eric Vigne (4/5)

Entretien avec Eric Vigne aux Editions Gallimard, en janvier 2010. 4/5

CFK : Donc là on est dans le champ de la consommation, là où le moteur de recherche tient lieu de l’identité de la recherche, mais de l’identité de la recherche aussi comme celle du sujet qui recherche lui-même, non ?

EV : Absolument mais avec une opacité totale qui fait que vous ne savez pas pourquoi telle occurrence se présentera avant telle autre dans le choix du moteur de recherche. C’est pourquoi c’est souvent lié à des questions de budgets publicitaires pour le financement de l’outil de recherche, etc. Comme ces modalités de lecture sont en train de devenir générationnelles, c’est quelque chose dont j’ai tenu compte depuis des années dans les inédits que je fais en poche, dans le cahier des charges,  c’est de partir du principe que même si nous serons très peu à lire l’ouvrage du début à la dernière page, il y a un déploiement rhétorique solide qui peut justifier pourquoi il y a à tel moment tel chapitre plutôt que tel autre, etc. Le cahier des charges est très lourd parce qu’il faut que chaque chapitre soit une monade en soi  dans le même temps, c’est-à-dire que si l’ouvrage passe en poche c’est que c’est un état des lieux donc il est de nature relativement synthétique, articulé par une thèse qui se lit comme le nez au milieu de la figure dès la table des matières, ce qui est assez rare dans les ouvrages de science humaine, c’est-à-dire que la thèse induit la démonstration de l’ordre rhétorique des chapitres, et chaque chapitre est plutôt analytique et peut donc être lu séparément des autres. Je tiens beaucoup à cet outil de navigation qui est l’index parce qu’il vous permet par curiosité d’aller dans d’autres chapitres. J’ai longtemps observé que les ouvrages en fonction de nouvelles acceptions des termes, en fonction de nouveaux centres d’intérêt de l’opinion publique ou du lectorat, des ouvrages sont valorisés pour une dimension nouvelle qui est celle qui intéresse le public à ce moment-là alors que ce n’était pas leur dimension d’origine. Vous cherchez des ouvrages sur la citoyenneté, les ouvrages les plus importants sur la question que ce soit de Claude Lefort ou de Raymond Aron par exemple, sur la conflictualité des intérêts, sur le bien commun et autres, sont des ouvrages qui ne portent aucunement l’acception et le terme de citoyenneté dans leurs titres. Mais qu’on recycle parce que la citoyenneté, une fois qu’on en a prononcé le nom, il s’agit d’en définir l’acception et l’aire d’application, et à ce moment-là ça renvoie à d’autres problèmes qui eux sont les problèmes traités et qui deviennent des problèmes essentiels à la citoyenneté, traités par des auteurs dans des ouvrages qui ne portaient pas sur l’angle d’attaque d’aujourd’hui qui serait la citoyenneté d’aujourd’hui. Et c’est important d’avoir un index qui vous permet de circuler. Je prends un ouvrage récent où le terme de citoyenneté apparaissait dans un chapitre qui était le chapitre peut être le plus général, alors que la citoyenneté la plus concrète apparaissait dans d’autres chapitres mais qui ne portaient pas le titre de citoyenneté ni concrète ni abstraite dans le titre. Donc là aussi il faut aider les gens à retrouver leurs petits et à circuler dans des textes qui marchent sur leurs 2 jambes comme on disait autrefois, c’est-à-dire à la fois un ouvrage qui se déploie, qui prend le temps de sa démonstration, qui se donne le temps, donc entre nous soit dit le nombre de pages aussi.Et d’autre part pour certains qui ont l’impression qu’un livre est un collier qui enfile des perles, leur donner la possibilité selon leur intérêt et leur curiosité de rentrer par un chapitre plutôt qu’un autre. C’est quelque chose que j’ai intégré dans les structures des ouvrages.

CFK : Pensez-vous que le livre papier va disparaître ?

EV : Pas du tout. Je suis assez confiant, il ne va pas disparaître du jour au lendemain, on est sauvé encore par quelque chose qui va mettre beaucoup de temps à disparaître qui est que la notion d’auteur est liée à la fabrication physique d’un ouvrage. Ce que je trouve très rassurant c’est que tous les ouvrages qui annoncent la mort du livre et le triomphe du livre électronique ne se font pas sous forme de fichiers électroniques sur des blogs mais se font sous forme de livres. Et ce qui joue c’est que l’auteur est une notion anthropologiquement liée à un écrit référencé, indexable à un nom propre, ce qui n’est pas le cas du numérique parce que la proposition grammaticale sensée est très vite noyée sous un flot de commentaires qui relève souvent plus du cri primal que de la proposition logique. Arrive un moment où de la gangue des commentaires qui sont des commentaires auto-référencés, c’est-à-dire des commentaires répondant à des commentaires, etc. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience quand pour certains évènements j’étais l’invité de Rue 89, de Médiapart, etc., on voit soudain que ça donnait lieu à 110 voire 200 commentaires, et quand on les déploie, le 1er commentaire réagit à votre prise de position, le 2ème réagit au 1er commentaire, et très rapidement, vous n’existez plus. Au bout de 10 commentaires, ça devient des commentaires sur des commentaires. Donc je crois que le livre a aussi cette particularité, de dégager de la gangue des commentaires la proposition substantielle ou la substantifique moëlle de ce que vous proposez.

CFK : Mais qui le sait ?

EV : Je retourne votre question. Est-ce que tout ceux qui passent leur temps à fairet des commentaires sur les blogs sont des gens qui s’ils n’avaient pas cette distraction liraient des livres ? Je n’en suis pas sûr. Ceux qui ont le besoin de livres le savent.

CFK : Est-ce que ce ne seront pas toujours les mêmes qui sauront qu’ils ont ce besoin de livres quand on pense aux chiffres dont vous parliez tout à l’heure des 70% de franciliens concernés par l’offre la plus complète et les 30 % du désert culturel du reste du pays ?

EV : Oui qui est un faux désert culturel mais qui a d’autres intérêts.

CFK : Donc d’après vous quel est l’avenir de l’édition papier quand on pense à l’actuelle affaire Google où bientôt n’importe qui aura accès à n’importe quel contenu de telle ou telle maison d’édition par-delà le droit d’auteur, est-ce qu’on pourra encore parler de ceux qui savent qu’ils ont besoin de livres, de ceux qui ne le savent pas, lorsque tout le monde aura tout à portée de main, ne lira sûrement pas plus d’ailleurs comme vous disiez… ?

EV : Je crois que nous en sommes en stade de ce qu’on appelle en philosophie du droit en terme des deux corps du roi de Kantorovvicz. L’œuvre aujourd’hui il faut partir du principe qu’elle se détache de son support matériel. Beaucoup d’œuvres seront accessibles sur le Net et ne le seront plus exploités sous format papier.

CFK : Oui c’est un des arguments humanistes du moteur de recherche américain.

EV : Ce qu’il faut observer et c’est là que c’est à la fois très intéressant et très dangereux pour nous, c’est que Google se dédouble. Il est à la fois un outil de recherche et comme il part du principe que son temps finira par venir de ne plus être le principal moteur de recherche, autant être présent en tant qu’incontournable pourvoyeur de contenu. Donc Google a lancé « Google édition ». Donc ils numérisent des fonds, ils y sont allés à la dynamite, ils recadrent aujourd’hui avec la question des droits et de la propriété littéraire, mais de même qu’il y a 10 ans vous ne trouviez aucun produit bio chez Carrefour, et que Carrefour est devenu aujourd’hui le principal producteur bio, ce qu’on reproche à Google peut très bien s’avérer un faux reproche d’ici 10 ans, c’est-à-dire que d’ici 10 ans à condition qu’ils acceptent de faire payer leurs services, vous pourrez avoir le choix entre n’importe quelle version depuis celle de 1548 des Essais de Montaigne, travail qui était fait en papier en partie jusqu’alors par l’imprimerie nationale ou par Garnier, ou par la Pléiade. Donc en fait on ne sait pas du tout comment tout ça va évoluer.

CFK : Mais on sait déjà que Google a fait fi du droit moral comme spécificité française dans le dernier procès perdu par Google à la fin décembre 2009. Google s’était déjà emparé d’un certain nombre de contenus, et même si Google est double, qu’il a une ambition commerciale large, son temps est déjà venu d’être concurrencé, par Microsoft qui a créé le même genre de moteur de recherche, Bing, Google a lancé ensuite un nouveau moteur de recherche plus performant, Chrome, et donc reste que Google Books est la seule activité qui leur permet encore de devancer tout le monde.

EV : Oui, pour être présent le jour où Google ne fera plus d’argent avec le moteur de recherche.

CFK : Google a déjà numérisé la Bibliothèque Municipale de Lyon, il est en course pour numériser la BNF, Gallimard a un rôle très important dans la commission créée par Frédéric Mitterrand, puisque la seule personne venant du privé à en faire partie, c’est Alban Cerisier, Directeur des Archives du fonds Gallimard.
Que pensez-vous du rôle de Gallimard dans cette commission ?

EV : C’est la reconnaissance de l’importance de notre fonds, qui fait que cette importance se traduit par une très forte présence dans les bibliothèques, et que le droit américain s’appliquant à sa manière, le problème est en fait qu’il n’y a pas eu de vrai piratage de Google, ils ont numérisé des fonds puisqu’en termes de droit américain, ces fonds étaient propriété des bibliothèques. Ils ne se sont donc pas posé outre mesure la question de la rémunération des auteurs. Sur cette question de la rémunération des auteurs, ils ont été déboutés parce que tout le monde s’est mobilisé, mais là-dessus se rajoute une spécificité en France qui est celle du droit moral. Et là je ne sais pas quels vont être les résultats des courses parce que le poids de la France et de l’idiome français au plan international n’est pas des meilleurs atouts que l’on puisse avoir. Le jour où Google s’intéressera à la fréquentation des demandes et les hiérarchisera, les requêtes francophones arriveront loin derrière l’anglo-saxon, le russe, le chinois, l’espagnol, et là aussi, à terme, c’est une question qu’il faut se poser. Que pèse la francophonie dans les intérêts d’une entreprise lorsqu’il s’agira de savoir quand on numérise les fonds si on investit dans une édition spécialisée payante pour une numérisation des différentes variantes, des différents manuscrits, des différentes versions. Je crois que ce qui est passionnant dans la période actuelle, c’est que tout bouge en même temps. Il y a bien des choses dont on n’a pas parlé : la critique littéraire, c’est l’alignement de la presse concentrée sur ce qu’ils croient que veulent lire leurs lecteurs. Donc c’est une concentration sur un très petit nombre de titres qui sont souvent des titres ou des auteurs qui ont déjà marché : allons au-devant du succès pour mieux donner l’impression que nous l’avons organisé ? Donc tout bouge en même temps, la nature des cycles de production de savoir à l’université, le rétrécissement des temps de thèses et autres. Donc on a à inventer de notre côté, on a à être présent face à ces technologies dont on ne sait pas quel sera vraiment l’impact. Parce que j’ai l’impression que ceux qui passent leur temps devant l’écran sont ceux qui de toute façon n’auraient pas poussé la porte d’une librairie.En revanche il est vrai que ceux qui sont Bac + 15, qui ont le wifi, la Pléiade, des livres, etc. ont un temps de lecture bouffé par le temps passé devant l’écran. A partir de là, il y a des batailles qui s’engagent, et il y en a une à laquelle je suis assez sensible, qui est que partant du principe que les gens ont un moindre temps de lectures, on voit se multiplier les collections de textes et d’essais de plus en plus courts, et à mon avis c’est pas là où vous aurez le plus d’innovation parce que l’innovation se traduit par des ouvrages qui définissent de nouveaux objets, de nouvelles méthodologies, pour ça il faut qu’ils trouvent le temps de le faire, le temps matériel de l’exposition, et on arrive à des ouvrages qui ne sont pas de 90 pages mais qui peuvent atteindre 400-500 pages. Et en général, on s’aperçoit qu’on n’est pas pénalisé par ça, qu’il y a toujours un public qui a envie d’investir dans un ouvrage qui donne l’impression d’apporter la preuve de ses dires, et qui surtout restitue le chromatisme du monde, c’est-à-dire tous ces camaïeux de gris entre le noir et blanc qui sont la richesse du monde alors qu’en 90 pages vous rentrez dans le système du noir et blanc. 90 pages ça peut faire un édito, ça peut faire des bonnes feuilles, ça peut faire une émission, mais une émission chasse l’autre et en 90 pages, vous poussez un coup de gueule, vous ne poussez pas les portes de l’intelligence en général. Mais je maintiens qu’au lieu de m’enfermer dans la déploration d’un supposé âge d’or, l’idée c’est d’être présent encore dans 15 ans, dans 20 ans.

CFK : L’initiative de Gallimard d’avoir créer sa propre plate-forme numérique, Eden Livres, pour protéger son fonds, semble particulièrement pertinente pour pouvoir préserver son intégrité et son identité face à ces géants des nouvelles technologies.

EV : Oui mais reste à savoir, et c’est l’avenir qui le dira, si c’est un gouffre ou si c’est quelque chose qu’on peut exploiter parce qu’il y a ce mythe auquel nous nous heurtons qui est le mythe de la gratuité. Olivier Bomsel l’a très bien démontré : il n’y a aucune gratuité, que ce qui est gratuit à un point nodal de la topographie de la Toile, se paie à un autre endroit. Donc on attend le moment où cette fausse gratuité se révélera telle que nous pourrons passer à ce moment-là à la fourniture de services payants. Mais il faudra être sacrément inventif pour faire payer les gens.