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Entretien avec Eric Vigne (1/5)

Entretien avec Eric Vigne aux Editions Gallimard, en janvier 2010. 1

Christelle Fourlon-Kouayep : J’ai lu votre livre et j’y ai noté une très grande connaissance du monde de l’édition, quelle part faites-vous entre votre côté professionnel en tant qu’éditeur et votre côté plus littéraire en tant qu’écrivain ? Qu’est-ce qui vous plaît le plus, comment vivez-vous les contraintes liées à la crise dont vous parlez?

Eric Vigne : Alors, est-ce que je réussis à dissocier les deux ? Je ne pense pas que je les dissocie vraiment. Pour ce qui est d’être écrivain, il faut raison garder, j’ai fait ce livre parce qu’on me l’a demandé et que je n’ai pas eu l’impression de déroger aux principes que je me suis fixé de ne pas être auteur et éditeur parce que je suis entouré de gens et pas seulement ceux de la maison qui ont ce double statut, et ça prête très souvent et plus que de raison à confusion. Là, c’est un ouvrage qui traite de mon métier, qui traite de l’ambivalence qui s’est instaurée entre l’éditeur et le livre, et donc c’est plus une réflexion à partager avec d’autres qui me semble nécessaire et pas assez menée. Mais le but de cette réflexion,   c’est l’idée qu’on ne peut plus vivre comme autrefois,   l’idée qu’il y a l’intendance d’un côté, qu’il y a la tête et les jambes. Aujourd’hui si vous avez envie de publier un ouvrage, si vous avez envie qu’il soit partagé dans le plaisir de lecture qu’il vous a donné, ça veut donc dire que vous posez immédiatement la question de sa présence matérielle, physique sur les étals des libraires, et à partir de là, vous avez deux attitudes possibles, soit vous allez être dans une structure où le commercial demeure encore au service de l’éditorial et là, vous prenez un risque éditorial en le mesurant commercialement et en voyant avec le service commercial comment gagner et relever ce pari, soit vous êtes plutôt dans un groupe où le commercial pèse énormément et, sans que ce soit dit officiellement,   ça devient un facteur discriminant dans vos choix éditoriaux, parce que l’importance qui est accordée à la distribution-diffusion fait que les critères de gestion qui sont appliqués à la distribution-diffusion conduisent nombre d’ouvrages à ne pas rencontrer leur public. Et à partir du moment où ils ne rencontrent pas leur public, la conclusion est tirée comme quoi le public n’existe pas, donc on vous demande de faire autre chose. Le public peut exister si on sait aller le chercher mais à ce moment-là c’est un choix presque de nature politique qui consiste à faire coexister des critères de gestion au sein d’une même unité de distribution. Je prends souvent l’exemple de ce qui est advenu : Gallimard, la Sodis en l’occurrence et le CDE pour la diffusion, la même semaine ont su emporter deux batailles qui sont peut-être d’égale importance intellectuellement mais non commercialement, c’était mettre en place un million deux cent mille exemplaires du tome VII d’Harry Potter, et mettre en place quatre cent mille exemplaires du Christian Laval, L’Homme économique, qui était une première vision anthropologique de l’idéologie néo-libérale. Et, le pari était gagné dans les deux cas puisque nous, au bout des deux semaines, on réimprimait déjà les 4000 exemplaires. Mais vous imaginez bien que dans un cas, on peut calculer évidemment le coût de cette schizophrénie d’une certaine manière, dans le premier cas, il s’agissait de ne pas rater le moindre petit dépôt de presse qui pouvait être intéressé pour avoir un ou deux exemplaires du Harry Potter, et dans l’autre cas, c’était de trouver les 250 à 300 librairies qui sauront vendre l’ouvrage de Sciences humaines dont je vous ai parlé, et pas plus parce que plus ce serait des ouvrages perdus qui nous seraient revenus quelques semaines après, voire quelques jours après. Et il faut avoir des critères adaptés à la réalité des choses,   qui est une réalité assez inquiétante sur la pulsation de la vie intellectuelle en France, qui quand vous prenez la littérature étrangère de qualité des sciences humaines et sociales, quelles que soient les maisons d’édition qui en font, 70% des ventes se font en région francilienne, donc cette hyper concentration dont on ne voit que le côté anecdotique quand on dénonce les milieux germanopratins, etc., c’est une farce. Le vrai problème c’est qu’on ne laisse que 30% des ventes des ouvrages exigents aux régions et 70% concentrés sur Paris. Derrière tout ça il y a tout ce que l’on sait, c’est-à-dire l’appauvrissement des universités, dont les meilleurs éléments cherchent à venir à Paris, cette espèce de trou noir qui absorbe tout est quelque chose dont il faut tenir compte.