Pour qui arpente quotidiennement les couloirs du métro parisien, ne pas se laisser happer par le regard inquiétant de ces deux fillettes, qui inspirèrent les jumelles de Shining, ou par celui hagard d’un travesti fumant une cigarette, ongles peints et bigoudis sur la tête, aura constituer cet hiver un authentique défi. L’étrangeté de l’atmosphère qui se dégage des clichés de Diane Arbus invite soit à détourner pudiquement les yeux, soit à franchir le pas de la porte du Musée du Jeu de Paume pour tenter de percer le mystère d’une œuvre aussi prolixe que surprenante, qui engage d’emblée le spectateur dans un questionnement sur le concept d’identité, de norme, de représentation sociale. Plus de deux cents clichés sont ainsi portés à la connaissance du public à l’occasion de la première rétrospective organisée en France d’une portraitiste exceptionnelle qui fascine autant qu’elle dérange, mais dont l’influence sur la photographie américaine demeure incontestable.

Dérangeante, choquante parfois lorsque la photographe choisit de représenter des fœtus siamois dans un bocal de formol exhibé dans une foire, c’est la réputation que confirme cette plongée dans l’esthétique d’une artiste qui n’aura eu de cesse de traquer l’extraordinaire dans le quotidien en choisissant de représenter notamment les oubliés du rêve américain. Freaks en tous genres (La pelote à épingles humaines, L’homme à l’envers, Lilliputien Mexicain dans sa chambre d’hôtel, Géant Juif avec ses parents dans leur appartement), transformistes, créatures androgynes, couple de lesbiennes photographiées juste après l’amour, handicapés mentaux jouant dans un parc, l’exposition regorge de clichés insolites qui ont tous en commun d’interroger la différence et de la décliner selon une grille qui constitue le territoire singulier de l’artiste. Qu’elle soit « de la naissance, du hasard, du choix, de la croyance, de la prédilection, de l’inertie », elle est, ici comme là, le sceau spécifique d’une minorité qui possède chaque fois la même dignité. La précision de la photographie oblige le spectateur à regarder ces visages et ces corps avec une attention qui pourrait s’apparenter à une forme de voyeurisme, hors de son contexte, là où il s’agit au contraire de dénoncer celui d’une société qui préfère soit ostraciser, soit exhiber comme des animaux de foire ceux dont l’existence dérange. La beauté sidérante des portraits de la jeune Sharon Goldberg, de Marcello Mastroianni ou de Marcel Duchamp, photographié aux côté de sa femme, constituent les quelques rares moments d’apaisement qui scandent un parcours fascinant à travers une œuvre dont le but est moins de flatter le regard que de le forcer à se tourner vers ceux que personne « ne verrait, dit-elle, si je ne les photographiais pas ».
Nous sommes au milieu des années cinquante quand la jeune photographe abandonne le terrain de la mode pour suivre tour à tour l’enseignement d’Alexey Brodovitch et de Lisette Model, puis se lance dans le style documentaire ; d’abord avec la street photography, puis en déplaçant l’objectif de la rue vers l’espace plus intime des intérieurs. Elle s’évertuera alors à tisser une relation de confiance avec les sujets qu’elle fera poser, et auxquels elle donnera carte blanche pour se raconter, exprimer à travers ses yeux ce qu’ils ne peuvent pas faire dans l’espace que tolère une société repliée sur elle-même. Ce parti pris engage une nouvelle esthétique, marque un glissement dans le style permettant à la photographe de donner corps à l’intuition qui hante son œuvre : à partir de 1962, elle abandonne le format rectangulaire du 24x36 pour le format carré du 6x6 où les bords noirs sont là pour témoigner de l’absence de toute manipulation postérieure des clichés. Il s’agit non seulement d’attirer l’attention sur des visages cabossés, de scruter leurs défauts pour en faire resurgir l’humanité, mais également d’offrir une tribune à ceux que l’on n’entend habituellement pas. C’est son engagement contre une Amérique conservatrice et ségrégationniste qui se manifeste ainsi à travers un portrait visant à pulvériser le modèle d’une société idéalement lisse, à dissoudre la norme sur laquelle elle repose. La ligne adoptée par l’exposition va spécifiquement dans ce sens, en choisissant de présenter au même niveau ou au premier plan, sans classement thématique, des photographies de gens ordinaires ou de marginaux. Il s’agit de montrer la société telle qu’elle est réellement, dans toute sa richesse et sa crudité, dans sa paradoxale beauté. Des adultes dans des corps d’adolescents (Couple d’adolescents à Hudson Street), des nudistes assis sur leur canapé et entourés de photos de famille où chacun pose nu, des triplées assises au bord d’un lit, un couple d’aveugles dans une chambre d’hôtel, des femmes âgées aux tenues vestimentaires ou aux coiffures excentriques, côtoient pêle-mêle un homme recouvert de tatouages, un hermaphrodite ou une dominatrice en compagnie de l’un de ses clients, nu, dans une position dégradante.
Ce sont les titres donnés aux clichés qui interpellent alors le spectateur en soulignant un trait commun à ces individus, tous représentés avec un ornement ou un artifice (maquillage, tatouages, coiffures, lunettes, bijoux), qui devient la manière dont l’artiste choisit de les définir : les inconnus qu’elle photographie sont ainsi désignés par la Femme au pendentif ou l’Homme tatoué à un carnaval, l’artifice devenant non plus le privilège d’une minorité honteuse, mais le moyen dont chacun use pour construire son identité au sein de la société. À la mise en scène de sa propre image, provoquée instinctivement par la présence de l’objectif, s’ajoute le recours à une forme de déguisement permettant aux uns d’affirmer une personnalité et d’échapper à un anonymat indirectement dénoncé, aux autres de réaliser une identité confisquée par la norme, en se travestissant. Serait-ce le plus petit dénominateur commun qui relie entre eux ces individus, cloisonnés socialement ? La dernière salle de l’exposition explique, à travers des notes de l’artiste, des témoignages et des extraits de son journal intime, de la double exigence qui anime le projet de réhabiliter ou de donner la parole à ces hommes et ces femmes qui ont tous en commun d’entretenir une différence à la norme, plus ou moins récusable selon qu’elle relève d’une difformité, d’une maladie, ou d’une simple prédilection : chacune a sa particularité, il s’agit à la fois de n’ignorer aucune, et ne pas les confondre. Ce qui caractérise les individus réputés ordinaires, apparaît alors moins la nécessité commune de se travestir pour exister socialement, que la liberté de pouvoir ôter le masque qu’ils arborent en public au moment où ils le désirent. Ne pouvoir se défaire de sa différence, tel serait donc ce qui fonde cette étonnante fascination de la photographe pour les travestis ?
Le contraste entre les séries consacrées aux transformistes et aux handicapés mentaux, à la toute fin du parcours, nous invite alors à entrevoir, sous la valeur critique d’une œuvre de style documentaire, une réflexion plus confidentielle sur le pouvoir de la photographie de réintégrer ceux que la société s’évertue à exclure. En prenant le parti de représenter les personnages hors du lieu où ils sont traditionnellement cantonnés – chez eux ou en coulisses pour les uns, hors des murs de l’institution pour les autres –, elle opère un choix qui permet de dépasser le cadre du simple propos et de donner à son œuvre la fonction d’un contre-pouvoir. Ici, c’est elle qui permet de révéler un visage et d’extraire de l’ombre ceux dont la société cherche anxieusement à gommer les traits, en rajoutant aux stigmates de la maladie l’anonymat d’un matricule ou d’une coupe de cheveux standardisée. C’est en leur permettant de se déguiser et d’être ainsi un autre, le jour d’Halloween, que la photographe leur donne accès à l’identité dont ils sont doublement privés. Là, c’est elle qui permet de prendre la mesure de l’hypocrisie d’une société qui ne tolère la différence que si celle-ci est consentie ou récusable, détachable, cantonnée à l’espace d’une représentation. Les clichés témoignent au contraire de l’impossibilité d’accéder à cette identité réelle autrement qu’en se travestissant : aucun masque ne tombe en coulisses qui révèlerait le visage rassurant d’un homme ou d’une femme ordinaire.
à travers l’éclectisme de cette galerie de portraits, c’est donc la manière dont la société cherche à isoler une différence pour la neutraliser, que ce soit en la surexposant ou en cherchant au contraire à la rendre invisible, que la photographe interroge, en montrant combien comment ces deux stratégies poursuivent le même objectif : mettre hors champ ce qu’elle ne comprend pas ou ce dont elle ne supporte pas l’image. L’originalité de son travail repose alors sur la manière dont elle parvient à faire travailler cette double évidence – ils sont comme nous, nous sommes comme eux –, par le biais d’un dialogue qu’elle instaure entre le texte et l’image. Son univers demeure aussi énigmatique que les créatures qu’elle photographie, avec une infinie tendresse, mais c’est parce qu’elle nous met face à nous-mêmes en nous confrontant à leur existence, qu’elle nous donne le sentiment d’être profondément vivant lorsqu’on referme la porte de l’exposition.
Diane Arbus s’est donné la mort à New-York le 26 juillet 1971.
Mariane Borie
Rétrospective Diane Arbus (1923-1971), Musée du Jeu de Paume, du 18 octobre 2011 au 05 février 2012
 

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