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La création de la destruction

 

   
« La création de la destruction »
 
 
 
 
 
 
« Il est sûr d’être fou, et s’en amuse. Il détourne le regard. Les danseurs ont arrêté de danser. Ils écoutent, la voix recommencera-t-elle à parler ? Silvère sourit et ferme les yeux. La musique explose »
 
 
 
  Cela faisait six ans qu'Alexandre Sorbier n’avait rien publié. Depuis la publication à 19 ans chez Gallimard de son premier roman, La langue de feu, l'auteur avait habitué son public à une certaine régularité dans la parution de ses livres. En effet, à 34 ans il a déjà publié six romans ! On savait Sorbier, également peintre et musicien, opposé à son appellation d'écrivain, mais on le croyait incapable de ne pas écrire. Il déclarait d'ailleurs, en 2006 dans Télérama : « J'écris pour ne pas me laisser déborder par le monde, si je ne le faisais pas, je crois que la connerie humaine aurait raison de mon esprit ». Pourtant, depuis   six ans, ses lecteurs commençaient à se résigner, à se dire que Sorbier avait bel et bien renoncé à l'écriture... Et bien non !
    
   L'auteur de Chien mon cadi publie chez Gallimard un livre explosif que son éditrice qualifie de « roman de son époque, à la fois logique et dégénéré, sans concession et fou ». A peine sorti, Le Zan est un succès. La critique est dans tous ses états, on en parle à la télévision, à la radio, sur internet. Le Zan est bel et bien l’événement de cette rentrée littéraire. Un genre d’ovni qu'on ne veut rater sous aucun prétexte.
  
   Son titre énigmatique, Le Zan, évoque des bonbons à la réglisse, une ancienne marque aujourd'hui disparue, une façon de dire que rien ne dure jamais, surtout les produits et les tendances de notre époque. Il n'est pas question pourtant dans le livre de bonbons, ni de réglisse. Le Zan, c’est l’histoire d’orphelins qui vivent dans un foyer au bord de la mer méditerranée. Parmi eux, deux garçons du même âge qui se considèrent comme des frères. Une fois adultes, ils se livreront un combat sans merci qui décidera de l’avenir de l’espèce humaine. Oui, Sorbier va très loin, réduisant l'humanité à quelques personnages issus de son imagination et l'anéantissant d'un simple mot. Un des deux protagonistes déclare : « il n'y a pas d'ennemis, pas de grands hommes, il y a seulement différentes visions du monde ». Le Zan, c’est aussi l’histoire d’un artiste qui expose des tableaux qui se lisent, et on ne peut s’empêcher de penser à l'auteur qui expose ses brouillons en disant qu'un jour les gens seront étonnés de voir qu'il écrivait avec un stylo sur du papier. C’est l’histoire d’un chercheur contraint de vendre « l’étincelle qui va déclencher le chaos ». C’est l’histoire d’un homme tronc adepte de sports extrêmes. C’est l’histoire d’un monde qui se détruit, qui agonise et que certains tentent de sauver.
   Et c'est évidemment plus que cela. C'est aussi une réflexion sur la création. L'auteur a déclaré lors d'une interview accordée à Frédéric Taddéï dans l'émission Ce soir ou jamais qu'il avait souhaité, avec ce livre, « créer la destruction ».
 
   Il s’agit là d’un livre écrit avec rage, qui veut détruire la littérature afin qu’elle renaisse de ses cendres. Projet sûrement trop ambitieux, mais qui y parvient presque pourtant. Comme à chaque fois, Sorbier a tenu à prendre part activement à la sortie de son livre. A cette occasion, il a exposé dans la galerie Duranton les 32 tableaux qu’il a peints pendant la création de ce livre. L’exposition a été un succès, de même que la sortie du roman. On s’est arraché les toiles dans le Marais comme on s’arrache encore Le Zan dans les librairies françaises. On parle déjà d’une dizaine de traductions ! Aujourd'hui, Sorbier s'est bien hissé au rang de grand artiste français. 
 
    L’écriture est, comme toujours, claire et tranchante. Pour Sorbier, le style, c’est « ce qu’il reste quand on enlève les mots avec lesquels on pense ». C’est une « équation à deux inconnues qui comprend l’époque, la langue, l’âme, l’esprit et le caractère », selon les propos de l’auteur. Son livre précédent était plus sobre, moins délirant. Ici, il renoue avec la folie. Quand on lui demande ce qu'il a fait pendant les six années où l'on n'a plus entendu parler de lui, il sourit d'un air provocateur et dit : « Pas grand chose ». Mais on connaît les penchants excessifs d'Alexandre Sorbier. Il ne s'en cache pas, ses excès d’alcool et de drogues, ses voyages, ses expériences mystiques lui ont inspiré un livre terrible et beau à la fois. Désespéré et porteur d’espoir. Il y a des musiques « qui montent », Le Zan est un livre qui monte. Il commence doucement pour finir dans une apocalypse assez drôle qui balaye tout sur son passage.
 
   Si l'on voulait rapprocher cet auteur à part de ses contemporains, on aurait du mal, car Sorbier se veut justement là où les autres ne sont pas. Mais les thèmes, et le langage cru des personnages rappellent certains personnages de Nicolas Rey et on sent dans la vision des choses de Sorbier comme une amitié avec celle du prix Goncourt de cette année 2012, Jérôme Ferrari.
 
   Le Zan est un livre qu'il faut lire. Un grand livre comme on en fait de moins en moins, même si on fait de plus en plus de livres. Pour, quand même, trouver un petit point négatif, on regrettera que les femmes, qui ont toujours joué un rôle décisif dans les livres de Sorbier, soient ici un peu reléguées au second plan. C'est le seul reproche qu’on fera à ce livre brillant, drôle, intelligent, subversif et magnifiquement écrit.
 
Alexandre Sorbier, Le Zan, Gallimard, 2012, 13 euros.
 
Raphaël Pissard