La petite marchande de colliers

janv.
2
 
 
Il était une fois une petite marchande de colliers. Elle vivait dans la rue, sous les ponts, à l’abri des devantures éclairées, sous les porches, partout où la chaleur et la lumière pouvaient la pénétrer, même en touches diffuses. Une existence d’errance et de solitude, de dispersion et de compromis.
 
Elle vendait les colliers fournis par une femme revêche et fruste qui offrait du travail aux sans-abri. Des colliers de perles, de pierres brillantes, de fleurs, des colliers rouges, bleu roi, rose bonbon, des colliers de fil noir, doré, argent. Elle les étalait sur une couverture à la propreté douteuse et attendait patiemment, toute la journée, des heures durant, des clients potentiels. Mais, sans même la regarder, les passants passaient. Indifférents, occupés, distants, ils passaient. Parfois, un homme trop pressé allait jusqu’à renverser le rutilant étalage et poursuivait son chemin, se souciant fort peu des dégâts qu’il avait pu causer. La petite marchande ne disait rien, elle réarrangeait les colliers avec douceur et reprenait sa place derrière la couverture.
 
Elle ne parlait pas beaucoup. Ne réclamait jamais. Il était absolument hors de question de hurler sa situation, de supplier pour qu’on achète ses colliers, d’afficher l’air maladif et désespéré de celle qui va bientôt y passer. Non. Elle se contentait de sourire humblement, de baisser les yeux et de guetter l’âme généreuse, parfois la seule en plusieurs jours, qui opterait pour le collier de perles nacrées ou celui de fleurs jaunes.
 
Ils étaient pourtant jolis, les colliers. C’était du toc, évidemment, mais que n’aurait-elle pas donné pour en posséder un, le métal froid autour de son cou, toucher les perles du bout des doigts, se sentir une grande dame ! Elle affectionnait tout particulièrement un des modèles, une simple chaîne argentée ornée d’un petit cœur en plomb tout éraflé, et se réjouissait de le compter chaque soir parmi les parures invendues.
 
Elle ne gagnait pas grand-chose. Lorsqu’elle rapportait les colliers à la responsable de la marchandise en fin de journée, celle-ci, non sans avoir d’abord pesté sur son incapacité à vendre, lui donnait quelques pièces avec lesquelles elle achetait à manger, mais surtout à boire. Malgré son jeune âge, elle était en effet bien vite tombée dans les affres de l’alcool quand elle avait commencé à vivre dans la rue. Car l’alcool apportait chaleur et oubli, donnait quelques heures éphémères et pourtant précieuses d’euphorie. La brûlure du froid était plus facile à supporter quand elle ne sentait plus ses membres, engourdis par un vin de mauvaise qualité. En buvant, elle avait moins peur aussi, moins peur de tous ces gens qui vivaient dehors comme elle et n’hésitaient pas à lui voler sa maigre monnaie ou sa couverture, voire la menaçaient avec un couteau pour qu’elle cède la fin d’une bouteille ou d’une baguette. Après quelques gorgées de vin rouge râpeux et amer, elle sentait la tension quitter son corps, son cœur battre moins fort et ses genoux arrêter de flageoler.
 
Evidemment, les commerçants la considéraient d’un mauvais œil quand elle venait acheter ses victuailles. Elle ne baissait pas les yeux. Oui je bois de l’alcool à mon âge, désolée de vous importuner avec mon odeur corporelle, non je n’ai pas lavé mes cheveux depuis des mois, oui il y a des trous dans mes vêtements, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Sous le poids de ce regard aigu et agressif, les vendeurs n’insistaient pas, encaissaient les achats et la laissaient s’échapper.
 
Après ses courses, la petite marchande cherchait un endroit où passer la nuit, l’estomac retourné par l’angoisse qu’on lui vole ses affaires. Elle était continuellement en proie à la terreur, tremblait et pleurait beaucoup quand personne ne la regardait. Le reste du temps, elle était forte, invulnérable, dure. Il le fallait pour poursuivre, pour survivre. Une manifestation de vulnérabilité, et elle pouvait dire adieu à sa relative tranquillité.
 
C’était une vie morne et sans saveur, seulement rythmée par le creux dans son estomac, les soirs ivres, le froid de l’hiver et les colliers qu’elle ne vendait pas.
 
 
 
Ce jour-là, c’était Noël. L’atmosphère était saturée de bruits et d’odeurs, grelots, chorales, marrons grillés, dinde rôtie, rires et vin chaud. Les passants, encore plus pressés qu’à l’ordinaire, chargés de sacs et de paquets, ne jetaient pas même un regard aux mendiants et petits vendeurs alignés le long des devantures.
 
La petite marchande ouvrait grand ses yeux et ses oreilles, respirait le parfum des châtaignes et admirait les talons hauts des dames trop maquillées qui défilaient devant elle. Noël était réconfortant, elle se sentait happée par l’environnement joyeux et festif, comme si, pour une fois, elle appartenait à quelque chose. Elle n’avait pas fêté Noël depuis bien longtemps, mais avec les décorations lumineuses, l’odeur des sapins et les vitrines garnies de jouets et de chocolats lui revenait l’insouciance enfantine des jours heureux et révolus
 
Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite qu’elle avait une cliente. Emerveillée, une petite fille contemplait les colliers avec de larges yeux émeraude qui n’étaient pas assez grands pour embrasser l’ensemble des parures. La petite marchande lui sourit tout en lui désignant un collier de marguerites roses. Les émeraudes s’agrandirent et les joues rosirent d’envie. Mais la main enfantine avait à peine effleuré le bijou que déjà une autre main aux ongles rouges et parfaits la tirait en arrière, assénait une tape sur le bout des doigts et la ramenait à elle, tandis que les yeux verts, en proie à la tristesse, continuaient de fixer les fleurs roses.
 
La petite marchande fut elle aussi envahie par le chagrin, car la fermeté sèche de cette femme bourgeoise lui avait rappelé celle, autrement plus violente, de sa propre mère. Elles s’étaient toujours déchirées, s’affrontaient perpétuellement, enfermées dans une incompréhension mutuelle et muette. Trois ans plus tôt, sa mère l’avait jetée dehors, indifférente au sort qu’elle pourrait bien connaître. C’était le trop-plein de haine et de mépris, c’était la preuve qu’elles ne pourraient plus jamais se retrouver. Et trois ans plus tard, le résultat était là : des cheveux longs et gras pendant lamentablement de chaque côté de son visage, des dents presque aussi noires que du charbon, un corps décharné, craquant à chacun de ses mouvements et un cœur meurtri. Seuls ses yeux, azur limpide lui mangeant la moitié du visage, apportaient un peu de vie à l’ensemble. Elle n’avait plus d’ambition, plus d’envies, enfermée dans une apathie exsangue, lasse de tout, attendant quoi, elle ne savait pas très bien, un geste de sa mère, la fin de la rue, qu’on la balance par dessus bord, mais attendant. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.
 
Les rues se vidèrent au fur et à mesure de la journée, marquant la lente disparition de l’animation, des lumières et des odeurs délicieuses. A présent, c’était derrière les fenêtres, derrière les rideaux, que la petite marchande devait deviner les rires, la famille, les cadeaux, le repas de fête, le sapin, le bonheur d’une nuit de Noël. Contempler de l’extérieur une joie à laquelle elle n’avait plus droit, hors de tout.
 
Elle n’avait pas vendu un seul collier et contemplait tristement l’étalage intact.
 
C’est alors qu’il surgit de l’obscurité comme de nulle part, du ciel, peut-être.
 
Comme tous les soirs, il était là.
 
Le garçon.
 
Elle n’aurait pas su l’appeler autrement, car il avait à la fois la stature virile d’un homme et la fragilité d’un enfant. Comme tous les soirs, il se tenait sur le trottoir d’en face et regardait la petite marchande. Au début, cette dernière avait cru à un pervers, un fou, un voyou. Que me veut-il, cet idiot, se repaître de ma laideur, se moquer de moi, m’insulter, me tuer ? Mais au fil des soirs, force lui était de constater que le garçon ne faisait rien d’inquiétant ou d’insolite, insondable dans sa veste en cuir, immobile. Il se contentait de la dévisager avec une expression indéchiffrable, les mains dans les poches, les yeux charbon et chagrin. Petit à petit, elle s’était habituée à sa présence, sans pour autant lui rendre ses regards, et en était venue à guetter son arrivée. Il y avait quelque chose chez lui, en lui, c’était difficile à expliquer, mais elle se sentait en sécurité, comme si ses larmes n’avaient pas été ignorées et que tout ce qui avait été pris pourrait être un jour rendu. Le garçon restait une heure, deux heures, elle n’avait pas vraiment la notion du temps quand il était là, puis repartait comme il était venu, disparaissant, s’évaporant comme une ombre fugace.
 
Ce soir-là, il était arrivé plus tard, mais il était là. Et parce que c’était Noël, parce qu’elle avait faim et parce que le petit cœur éraflé de son collier favori semblait l’encourager, la petite marchande décida de regarder cet être insolite en face.
 
Elle rencontra deux prunelles brûlantes. Le garçon soutenait son regard avec une provocation évidente, une ombre de sourire au coin des lèvres. La petite marchande buvait son visage, ses pupilles luisantes et dilatées et ses paupières un peu lourdes. Jamais personne ne lui avait prêté autant d’attention, ne l’avait contemplée ainsi, comme s’il voulait l’attraper, l’avaler toute crue, la faire disparaître. Elle puisait de la force, du chaud, du vrai dans ces yeux-là, elle se consumait en eux, sa vie lui semblait moins dénuée de sens, moins dure.
 
Aucun des deux ne cilla et le temps s’écoula, paisible, bercé par leurs regards joints et la promesse d’une alliance secrète, comme deux espions, deux êtres qui savent que la vie n’est rien qu’une vaste plaisanterie.
 
Puis, sans crier gare, le garçon disparut, et avec lui la lumière des lampadaires, les étoiles dans le ciel et l’espoir de la petite marchande.
 
De nouveau, elle était seule, désœuvrée. Avec horreur, elle réalisa qu’elle aurait dû rendre les colliers depuis longtemps. Elle se précipita au local où étaient entreposées les marchandises invendues, mais la bonne femme n’y était plus, sans doute partie célébrer Noël avec ses chats et une bouteille de champagne. Pour la petite marchande, cela signifiait deux choses : elle aurait droit au pire des sermons le lendemain, peut-être accompagné d’une gifle ou deux, et surtout, surtout, elle n’aurait rien à manger ce soir. Elle fouilla désespérément les poches de son pantalon crasseux, mais elle n’avait plus la moindre pièce. Elle ne connaîtrait pas la plénitude de l’estomac rempli pour Noël.
 
Résignée, elle alla s’installer sous la devanture encore éclairée d’une boulangerie, son baluchon de colliers sous le bras. Elle s’enroula dans une couverture et se prépara à passer une nuit infernale.
 
Comme elle avait froid ! Un froid qui l’engloutissait tout entière, la transperçait de mille aiguilles de glace et la faisait trembler de la tête aux pieds.
 
Lorsque la boulangère ferma sa boutique, elle tendit à la petite marchande un sac de papier bien rempli. Celui-ci contenait deux croissants, une dizaine de chouquettes et un éclair au chocolat. Malgré son ventre secoué de borborygmes, la petite marchande ne n’empara pas du butin. Le regard de pitié de la commerçante lui donnait envie de vomir. Je n’en veux pas de tes fichues pâtisseries, de ta charité, je préfèrerais que tu m’insultes plutôt que tu me fixes avec cette pitié immonde, je n’accepterai pas ton cadeau pour que tu aies bonne conscience ce soir en t’empiffrant de dinde et de bûche, va te faire voir ! Mais la faim fut la plus forte et, après un « merci » rogue, elle arracha le sac des mains de la boulangère, qui déguerpit rapidement.
 
Elle dévora les viennoiseries en quelques minutes, s’étouffant presque avec des morceaux trop généreux pour sa bouche mince et ses dents gâtées. Mais c’était si bon, si chaud, si sucré que pour rien au monde elle n’aurait ralenti la cadence. Après avoir englouti le tout, elle resserra davantage sa couverture autour d’elle, mais le froid la mordait quand même, atteignait sa maigre chair jusqu’à son squelette. Elle aurait voulu se désister, se dessaisir des choses, de l’hiver, de la solitude, pour ne plus ressentir cet accablement, cette prostration permanente. Même la pensée du garçon dans sa veste en cuir ne lui mettait pas du baume au cœur.
 
Alors, son regard se posa sur le petit baluchon de colliers. Elle l’avait oublié. De ses mains couvertes d’engelures, elle défit le nœud de ce sac de fortune et bientôt, elle avait étalé tous les bijoux devant elle. Les lampadaires jetaient des rayons arc-en-ciel sur cette pacotille, et la petite marchande se dit qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi joli.
La mauvaise femme qui lui remettait les colliers chaque matin lui avait formellement interdit de les essayer ou même de les toucher plus que de nécessaire. Mais ce soir, je m’en moque. C’est Noël, j’ai froid, je suis seule, je n’ai que ces colliers pour me tenir compagnie, j’ai besoin d’un peu de beau, de brillant, de magie.
 
Hésitante, elle saisit un premier collier de perles nacrées. Sous ses doigts, la parure était glacée. Avec des mains tremblantes et rougeaudes, elle la mit autour de son cou et le mécanisme du fermoir s’enclencha avec un bruit sec.
 
Tout disparut.
 
Elle n’était plus ni sale ni malodorante, ni maigre, ni seule. Dotée de formes généreuses, elle se tenait au bout d’une table richement décorée, entourée de visages souriants. Elle portait un élégant tailleur de laine rose et à son cou, les perles nacrées étincelaient. La table regorgeait de victuailles de Noël, dinde aux marrons, chocolats fondants, oranges, purée de pommes de terre, et la lueur chaleureuse des chandeliers renvoyée par les verres en cristal créait une atmosphère douce et heureuse. A ses côtés, un homme qu’elle supposa être son mari, lui tenait la main. Tout était beau, charmant, chaud, feutré. Les plats dégageaient des odeurs divines et, dans la pièce contiguë, on entrevoyait un sapin gigantesque, chargé de boules et de guirlandes. Dans un sourire tremblé, la petite marchande s’empara d’une coupe de champagne (ses ongles n’étaient plus noirs et rongés, mais parfaitement polis et recouverts d’un vernis rose pâle) et elle trinqua joyeusement avec ces inconnus qui semblaient l’apprécier et l’admirer.
 
Puis, tout devint noir.
 
La petite marchande était de nouveau assise dans la rue sombre et désertée, sa mince couverture autour d’elle, agrippant le collier de toute sa faible force, fermant les yeux furieusement pour ne pas laisser la vision féerique s’enfuir. Mais il était déjà trop tard, les lampadaires délabrés avaient remplacé les chandeliers d’or, et il ne restait plus rien du festin, si ce n’est un sac en papier taché de graisse et de miettes de croissant. La petite marchande ne chercha pas à comprendre le comment ou le pourquoi de ces choses qui lui étaient apparues, elle voulait simplement revivre ces instants de quiétude et de volupté, ne plus se sentir malpropre et méprisable, bonne à jeter.
 
Elle se défit du collier de nacre pour se tourner vers une parure de marguerites roses, celle que l’enfant aux yeux verts avait admirée ce matin. Elle l’accrocha autour de son cou gracile.
 
L’obscurité, encore.  
         
Cette fois-ci, elle avait retrouvé son corps de petite fille. Assise face à un miroir dont les dorures étaient passées, elle pouvait observer son visage enfantin, insouciant et potelé, son sourire édenté, ses longs cheveux miel et sa robe à col de dentelle, assortie au collier de marguerites. Mais elle avait surtout le loisir de contempler la femme qui démêlait ses boucles avec douceur et tendresse : sa mère. Physionomie sereine, lèvres charnues et peintes en rouge, chevelure de feu rassemblée en un chignon bancal, elle passait la brosse dans les cheveux d’enfant de la petite marchande, prenant soin de ne pas tirer quand elle rencontrait la résistance d’un nœud. A travers le reflet du miroir, la petite fille lisait l’amour dans les yeux de sa mère, un amour pur, entier, sans demi-mesure, un amour qui gravirait des montagnes, franchirait des fleuves et affronterait des tempêtes. Un amour de mère. Alors, dans un élan d’affection, de désespoir aussi, elle se retourna pour se jeter dans les bras de celle qui l’avait abandonnée, rien qu’un instant s’il vous plaît, juste pour sentir la chaleur de son corps, la soie de ses joues, la rondeur de ses épaules, rien qu’un petit moment.
 
Mais ses mains se refermèrent sur la nuit sans lune d’une rue désolée. Retour au présent, à la réalité de l’absence et de l’isolement. La petite marchande, des larmes gelées sur son visage, son corps et son cœur proches de la déchirure, ne mit pas longtemps à s’emparer d’un nouveau collier, chaîne dorée parsemée de perles bleues.
 
Quand la lumière réapparut elle se trouvait dans ce qui semblait être une salle de cours garnie de gradins, au milieu d’un essaim d’étudiants bruyants. Elle-même portait un jean et une veste en cuir, une sacoche remplie de livres à la main. Personne ne lui prêtait particulièrement attention, elle était comme noyée dans une masse bavarde et pourtant studieuse. Elle s’assit dans un coin et ouvrit son sac, qui contenait une dizaine de livres, seulement de la littérature : Oscar Wilde, Romain Gary, Raymond Queneau, Charles Baudelaire, Stendhal, autant de noms qui la faisaient vibrer d’émotion, lui rappelant sa passion pour la lecture, les heures passées à dévorer romans, essais et poèmes, cette évasion toujours plus intense et plus belle vers de nouveaux horizons, loin de la dureté du monde réel, avant la rue et le froid. Elle caressa la couverture de ces livres, respira l’odeur de l’encre, heureuse d’être là, d’attendre comme les autres l’arrivée du professeur, d’être considérée comme une étudiante banale, avec des devoirs, des rêves, des projets, un avenir. A son cou, les perles avaient la couleur d’un ciel sans nuages.
 
Elle voulut ouvrir La promesse de l’aube de Romain Gary, son roman favori au titre rempli d’espoir, mais le noir l’absorba.
 
Sans surprise, elle retrouva la rue sale et le froid nocturne, devenu insupportable. D’ordinaire, quand les nuits étaient vraiment glaciales, elle partait à la recherche de sources de chaleur, les bouches du métro, un feu de joie érigé par d’autres sans-abri. Et si elle n’en découvrait aucune, le fait de marcher, de s’agiter, lui permettait au moins de sentir encore ses membres. Mais ce soir-là, elle n’avait pas fait attention, la magie des colliers l’emmenant par-delà les maux et les peurs. Néanmoins, chaque retour à la nuit d’hiver était atroce, et son corps se paralysait petit à petit de froid et de douleur. Elle n’aurait bientôt plus la force de bouger.
 
Sans qu’elle le remarque, un homme en haillons s’approcha vicieusement et s’empara avec brutalité des colliers avec lesquels il s’enfuit de toute la force de ses pieds nus et bleuis par le froid. Tétanisée, elle ne put l’empêcher de dérober son maigre trésor. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge sèche et douloureuse.
 
Rien, elle n’avait plus rien, cet individu lui avait volé la dernière part de rêve et d’espoir en cette nuit de Noël. Même la lune semblait luire avec moins de vivacité.
 
Soudain, une lueur argentée attira son regard sur le trottoir.
 
La chaîne au petit cœur éraflé gisait sur le béton.
 
Un vrai sourire se dessina sur les lèvres craquelées de la petite marchande. Un signe, peut-être, un signe pour elle, rien que pour elle, de la lune, du ciel, de Dieu, s’il existait vraiment.
 
Usant ses dernières forces, elle rampa jusqu’au bijou et, allongée à même le sol, elle l’attacha autour de son cou, le petit cœur reposant sur sa gorge violacée.
 
Elle n’était plus tout à fait elle, plus tout à fait là, et pourtant, cette fois, le décor n’avait pas changé.
 
Elle se tenait debout dans la même rue insalubre, étrangement sereine. La vitrine d’un magasin lui renvoyait l’image d’une fille, les cheveux courts teintés d’or pâle, les lèvres fines et le sourire intact. Elle portait une simple robe bleue et malgré ses pieds nus, elle ne semblait pas ressentir le froid. Cette fille-là, c’était elle avant, avant la rue, avant la faim, avant la crasse. Son précieux collier autour du cou, elle se mit à avancer le long du trottoir, fulgurance azurée au milieu des lampadaires éteints. Elle marchait, marchait, délivrée de toute crainte, prise de vertige et d’un élan effréné vers la vie, un nouveau soleil, des poignées d’étoiles dans ses paumes ouvertes.
 
Alors qu’elle parvenait à un carrefour, le garçon apparut brusquement devant elle. Toujours dans sa veste en cuir, toujours secret, toujours ce sourire en coin et toujours ce regard pénétrant dans lequel elle se sentait la personne la plus importante sur terre. Elle lui rendit son sourire avec éclat, tanguant légèrement sur ses pieds nus. Il gardait le silence mais c’était égal, les mots n’avaient pas besoin d’être dits, le silence était apaisant, riche de rêves et de bonheurs en devenir, loin de ce qui lentement se décompose et se meurt.
 
Elle voyait sa vie de misère disparaître comme dans un tourbillon, les hurlements de sa mère, la précarité, les gifles de l’employeuse, le ventre désespérément vide, l’alcool si fort et si mauvais, les voleurs, les violents, les hypocrites, tout s’anéantissait dans la brume nocturne, seules brillaient les étoiles dans ses mains, ses yeux et son cœur.
 
Le garçon sortit la main de sa poche pour la lui tendre dans un geste doux et engageant. Sans peur, elle lui offrit la sienne et ils commencèrent à marcher ensemble.
 
Leurs pas ne laissaient pas de traces sur le sol. Ils avançaient, de plus en plus vite, cheminement évanescent, éperdus dans leur course vers autre chose. La petite marchande se mit à rire, rejetant la tête en arrière, respirant l’air pur et calme, jouissant du contact de cette main puissante dans la sienne. Ils couraient toujours plus loin dans un espace dont les contours devenaient flous, dans un temps dont l’écoulement semblait lent et heureux, au bord de la vie, au-dessus de la mort. Plus rien n’avait de consistance, si ce n’est, à l’horizon de leurs yeux extatiques, une lumière éclatante comme un soleil.
 
La lumière, lueur d’espérance devenue brasier, était plus forte et plus réelle de minute en minute. On avait envie de s’en approcher tout en redoutant de s’y brûler les ailes, de s’y perdre seul. Mais la petite marchande n’était plus seule, un chant sans fin avait remplacé le chaos dans son cœur et nettoyait ses plaies. Elle poursuivait la route vers cette boule de feu, vibrante, inouïe.
 
Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres, le garçon la retint. Elle lut dans son regard qu’il n’irait pas plus loin, il n’avait fait que l’accompagner. Il la prit brutalement dans ses bras et l’embrassa avec ferveur et emportement. C’était son premier baiser, et elle s’en souviendrait à l’infini, dans la mort comme dans la vie.
 
Aussi légère que le vent, elle vola plus qu’elle ne marcha jusqu’à la lumière qui s’empara d’elle, la tordit et la brisa en des milliers d’étoiles d’argent. C’était fini.
 
 
Le lendemain matin, on retrouva le corps bleuté et sans vie d’une mendiante au milieu du trottoir. Chacun y alla de son petit commentaire, de sa commisération, de sa pitié, de sa fausse tristesse. Ces gens étaient sans doute ceux qui avaient dédaigneusement refusé de lui venir en aide un soir de Noël.
 
Le visage de la jeune file était pourtant dénué de toute souffrance. A son cou luisait faiblement un petit cœur de plomb.