Skip to Content

Le secret Gretl: un roman au coeur de l'intime

Faire un roman d’un secret de famille, c’est le pari que tient Marie-Odile Beauvais dans Le secret Grelt, paru chez Fayard à la rentrée de septembre : itinéraire d’une femme française au moins quinquagénaire, partie sur les traces de sa propre généalogie.
 
Les recherches généalogiques: une affaire de famille
 
La démarche a des chances d’entrer en résonnance avec la sensibilité contemporaine dans la mesure où elle pointe l’importance accordée aux origines dans la définition du sujet par lui-même, au détriment sans doute d’une conception plus philosophique, qui placerait un individu libre au cœur d’un projet en devenir.
C’est principalement de l’autre côté du Rhin que Marie-Odile mène l’enquête. Depuis que sa grand-mère lui a révélé six ans avant de mourir l’existence dans le passé de sa tante Grelt mystérieusement disparue à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sa propre vie semble ne plus dépendre que de celles qui dans sa propre famille l’ont précédée. Confidences, lettres, photographies « au bord de la déchirure », étoffes, mèche de cheveux, rencontres, témoignages, cahiers…, tous les éléments de preuve qu’elle peut réunir s’accumulent comme autant de reliques d’une existence cachée aux accents de martyre.
Si l’on fait abstraction d’une dimension très vraisemblablement autobiographique - car l’auteur, qui donne son nom au personnage-narrateur, n’échappe pas en effet aux tentations diversement autofictionnelles propres à la littérature d’aujourd’hui – le propos va même bien au-delà des conclusions de son enquête personnelle. Il a en particulier le mérite d’esquisser presque un siècle d’histoire des relations franco-allemandes (1913 – 2001) et ce, sous couvert de chercher uniquement à rétablir dans sa linéarité une vérité familiale.

Par quel imperceptible tour de plume le récit se défait-il de la dynamique d’enquête qui le fonde, aggravant les linéaments d’une mémoire familiale déposée dans un journal intime ? Telle nous semble être la véritable énigme de ce roman. L’esthétique du document d’enquête est soudain débauchée par l’illusion émouvante d’un témoignage qui va déflorer un secret de famille en reprenant pour ce faire certains faits réels de l’Histoire.
Au-delà de scander les étapes d’un défi personnel, seule raison apparente du récit, l’écriture cherche manifestement aussi à rendre compte de la gravité de l’épisode de cette vie cachée à travers une assez grande variété de points de vue, confrontés entre eux au gré des rencontres (parents, cousins, administrateurs de l’Etat civil, amis, etc.…), comme pour en projeter le caractère énigmatique sur l’Histoire elle-même. Ce sont du même coup les zones d’ombres de l’historiographie des relations franco-allemandes qu’elle semble interroger.
En effet plus l’enquête avance et documente le drame d’origine, plus ce dernier apparaît indissociable du contexte des conflits ayant opposé un siècle durant la France à sa cousine germaine. Et c’est en définitive dans cette fusion entre la petite et la grande Histoire, que le récit puise sa valeur littéraire. Alors comment l’auteur s’y prend-t-elle concrètement ?
 

Le secret: une histoire de l'Histoire

    
La mise en regard des deux pays anciennement ennemis, se jugeant l’un l’autre repose, sur la division du roman en deux sous-récits. Le premier récit sert de cadre au second. Il décrit l’itinéraire de Marie-Odile ; il tire son authenticité du caractère historique des faits qui entourent le secret. Le souvenir de la Dirndl, que le grand-père Paul avait offerte à sa petite fille au retour de son ultime voyage à Ratisbonne, place la narratrice sous le signe de l’héritage. Déjà il fixe les grandes lignes du roman : cette « panoplie de petite-fille allemande » permet d’évoquer sans véritablement le nommer, le drame intime d’une filiation amputée par les circonstances de la Première Guerre Mondiale, mais aussi la revanche de Munich sur le traité de Versailles en 1938. Le vêtement se donne d’un côté comme une métonymie de Gretl, l’absente confisquée à son père, de l’autre comme l’habit d’un épouvantail de la barbarie nazie, dont Gretl a été l’instrument, l’apparat bien commode d’une hantise nationale, ayant conservé dans la mémoire de toute une génération le visage tristement emblématique d’Eva Braun, la femme d’Hitler.
Le récit ne progresse pas de façon strictement linéaire ; il se conforme plus ou moins à l’itinéraire de la narratrice, dont il appartient au lecteur de situer le point de départ. En effet si l’action débute avec la levée du secret, l’enquête quant à elle ne démarrerait que bien des années plus tard, lors du premier aller-retour en Allemagne. Et bientôt, sans avoir été porté par le moindre effet d’annonce, le récit s’engage dans un assez long retour en arrière, focalisé sur la figure hautement symbolique du grand-père Paul. L’analepse s’étend sur cinquante trois pages et couvre quelques trente ans d’histoire de la vie de Paul (1912 – 1945). 
Véritable « flash-back », ce passage est au moins autant une histoire en soi qu’un relai narratif : les personnages mis en scène y sont saisis dans le vif d’un présent de narration et l’Histoire, jusque-là élément du décor, devient le sujet principal de l’histoire. Marie-Odile est de ce point de vue une figure de l’accomplissement familial en tant qu’elle apparait hériter à la fois de l’amour pour la jeune sœur Marguerite, décédée à cinq ans et de l’amour pour la fille confisquée, Gretl ; ces deux sources affectives ayant été brusquement taries dans la vie de Paul. 
Les cahiers retrouvés de Gretl constituent le point culminant de l’enquête. Ils passent pour s’inscrire dans la continuité du récit initial (que nous appelons authentique) comme une nouvelle catégorie de subdivision, au même titre que l’analepse consacrée à l’histoire du grand-père Paul. En substance ils se donnent comme les différentes parties d’un précieux journal intime, supposé contenir le fin mot de l’histoire, soit pour nous lecteurs, la clé du secret. D’où l’importance du dispositif narratif qui permet de les introduire comme s’il s’agissait de la suite de l’enquête.
 
Les cahiers retrouvés: un roman dans le roman

 
Marie-Odile tient les cahiers de la tante Gretl de l’ancienne femme de ménage de cette dernière, du temps où elle vivait à Munich avec sa sœur Erni. La brave femme les a sauvés in extremis du sort auquel Gretl elle-même les avaient voués: la poubelle.
En réalité la retranscription de ces cahiers est conduite par un habile procédé de mise en abime, qui donne lieu à une reconstitution complète de l’histoire pour former ce que nous appellerions un roman dans le roman. En effet au-delà de la continuité bien sensible du style, nous avons plusieurs raisons de penser qu’il s’agit là d’une pure invention. Si la femme de ménage a pu vraisemblablement lui fournir ces cahiers, pourquoi Marie-Odile n’a-t-elle pas d’abord l’initiative de les faire expertiser pour en établir l’authenticité ? Ce genre de documents n’engagent-ils pas d’ailleurs la plus grande prudence de celui qui les manipule, a fortiori lorsqu’il se pose en détective ? Enfin la nature confidentielle même des propos renfermés n’exige-t-elle pas un traitement pudique et avant tout soucieux de faire respecter la mémoire du défunt qui en est l’auteur? Ajoutons que certaines maisons d’éditions étrangères n’ont pas voulu acheter les droits du roman à cause de l’agencement jugé trop confus de ces deux récits, l’un authentiquement grave, l’autre gravement fictif en a empêché la publication.
Mais au-delà du charme nostalgique propre au journal intime, ne faut-il pas voir aussi dans les cahiers retrouvés de Gretl une critique du genre romanesque lui-même ? A l’évidence les propos confiés par la tante Gretl sont une pure fiction alors même que le personnage qui en est l’auteur apparaît au lecteur sous les traits d’une personne ayant très probablement existé dans la réalité. Leur présence marque un point d’orgue dans la construction du roman ; le font basculer dans un second niveau de fiction, comme une invitation à renoncer à l’illusion efficacement produite par le récit principal. La mise en abîme entend-t-elle démentir le caractère d’autofiction des événements narrés dans le récit-cadre ou prouver une vanité du genre romanesque ? Nous voudrions parier qu’elle prétend pourtant maintenir l’illusion mais c’est en vain car en cédant la parole, la narratrice nous abandonne à l’exposé d’un vécu qu’elle voudrait s’approprier mais qu’elle ne relie jamais vraiment au sien une fois terminé, donc qui pour nous reste anonyme. Les cahiers n’ont qu’une utilité : ils satisfont sa curiosité. Le motif est unique, vulgaire presque. Peut-on parler de voyeurisme ? Rien hormis cela ne motive leur présence, car le roman aurait pu aboutir par un autre chemin narratif. Et c’est tout l’édifice fictionnel qui s’écroule sous nos yeux.
Néanmoins le procédé a l’intérêt de soumettre le regard sincère qu’une femme allemande aurait pu porter sur notre pays après le marasme de 1945. Gretl a soixante-sept ans lorsqu’elle entreprend en 1982 la rédaction de son journal. La nostalgie, la tristesse et l’amertume y sont les sentiments dominants. Elle ne se console pas de la mort de sa sœur; en écrivant elle entend à la fois pallier à son absence et sonder sa propre personne, son vécu. La parole qui s’y livre a la teneur expiatoire d’une confession, l’absence de destinataires contribuant plus généralement à en exacerber les différents registres.
Le roman se referme donc sur une conclusion plus historique que proprement littéraire. L’enchâssement des deux récits le destine en définitive à dresser un face à face opposant une Allemagne vue de France à une France vue d’Allemagne.