"Toutes les bonnes choses ont une fin". Nous connaissons tous ce célèbre dicton. Cependant, il nous arrive parfois, voire souvent, de le détester, surtout lorsqu’on a pu se délecter du splendide Werther de Massenet donné à l’Opéra Bastille, dont la production s'est achevée le 4 février dernier. Cet immense succès est en grande partie dû au chef d’orchestre Michel Plasson. Le chef français de renommée internationale, qui fut à la tête de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et de l’Orchestre philarmonique de Dresde, et qui dirige désormais l’Orchestre national de Chine, évoque cette nouvelle expérience sans oublier de parler de la musique française et de l’Union pour la Méditerranée qui lui tiennent à cœur.
 
Werther à Bastille
            C’est un moment un peu particulier de ma vie : j’ai été très sensible aux ovations, aux témoignages et aux écrits de toutes sortes. À ce stade de ma vie avoir tant d’hommages et de reconnaissance m’a ému. Cela m’a même donné le trac, un trac un peu plus fort que d’habitude. Et je trouve que c’est bon signe d’avoir encore le trac à mon âge. Je me suis dit qu’il fallait être digne de cette reconnaissance publique et faire du mieux que je pouvais cette musique que je connais bien et que j’aime tant. C’était la première fois que je dirigeais à l’Opéra Bastille. Hugues Gall [directeur de l’Opéra national de Paris de 1995 à 2004 ndlr.] m’avait invité une ou deux fois mais j’avais refusé car je trouvais que ce n’était pas indispensable compte tenu de ma position en France, où j’ai reçu tellement d’hommages.
 
Massenet et la musique française
M'apercevoir de l'actualité de Massenet et de l'éternité de notre musique me fait chaud au coeur car Massenet était un merveilleux compositeur et l'un des plus grands couturiers de la musique, qui connaissait les voix de femmes, les voix d’hommes, les tessitures... C'était un orchestrateur génial. Il savait moduler, ce que beaucoup de musiciens modernes ne savent plus faire. L’orchestre de Massenet est un orchestre taillé aux mesures des personnages pour transfigurer les chanteurs et les rôles parce que Massenet était un homme de théâtre. J’ai été très étonné de lire – et je le crois difficilement – qu’il n’écrivait pas au piano alors qu’il jouait magnifiquement de cet instrument. Il es le premier peut-être à avoir écrit des nuances aussi  extraordinaires. Respecter ces indications est important mais ce n’est pas suffisant : il y a des clefs très subtiles qui viennent de l’instinct et de l’inspiration parce que la musique française est une musique de l'instant. Tout dépend en effet des chanteurs, des musiciens qui vous inspirent… La musique française est aussi une musique d’interprète. Si l’interprète n’est pas capable de la traduire, elle est réduite en cendres. Ce n’est pas le cas de la musique allemande. Personne ne peut tuer Wagner, hélas. 
 
La collaboration avec le metteur en scène
            J’attends du metteur en scène qu’il ne déroute pas le chemin de la musique, ce qui implique qu’il la connaisse bien. J’attends aussi que son travail ne me contrarie pas. J’ai honte de dire cela mais j’ai participé à des représentations scéniquement honteuses. Ma collaboration avec Benoît Jacquot s’est bien passée. Je connais mal le cinéma alors que c’est un homme très connu. Ce travail m’a intéressé parce que j’étais beaucoup influencé par Alfredo Kraus [ténor espagnol 1927-1999 ndrl] dont j’étais un ami intime. J’étais donc curieux de voir une autre version car il n’y a pas qu’un chemin pour faire de la musique. Ceux qui disent le contraire sont de mauvais musiciens. Je trouve que les décors et les ciels sont magnifiques. Ils me font penser à des peintres. Les éclairages aussi sont sublimes. La mise en scène est subtile et intéressante. Je trouve que le spectacle est beau, que les artistes s’y sentent bien, ce qui est très important car il n’y a pas de succès individuel - seules les défaites sont individuelles. Un élément dans l’opéra qui ne fonctionne pas est très difficile à rattraper même avec l’artère poétique qu’est la musique.
 
À propos des maestros Charles Munch, Pierre Monteux et Paul Paray
J’ai plein de souvenirs avec Charles Munch. Il était l’archétype de celui qui brosse une toile qui n’existe pas. Il était inspiré et prenait des risques comme on en prenait à l’époque. Aujourd’hui les musiciens ne prennent plus de risques. Chez lui, la musique c'était la musique d’un moment. Il était l’homme du moment. C’est pour cela que c’était un homme qui fascinait. Moi j’étais dans l’orchestre et je voyais cela de l’intérieur. Les musiciens d’orchestre savent tout, tout de suite. Ils savent si celui qui est là est bon. Charles Munch avait été l’un des violonistes de Furtwängler. Or, Furtwängler était inspiré : il y a des enregistrements fous de Furtwängler et Munch a été influencé par tout cela. Il n’y a pas tellement de chef d’orchestre allemand inspiré de la sorte. Pierre Monteux, quant à lui, était le contraire de Munch. Il avait une science de l’orchestre. J’ai joué Le Martyre de Saint Sébastien avec lui. J’étais plein d’admiration. On peut aussi évoquer Paul Paray. Lorsque j’ai enregistré Chabrier, je me suis dit que je ne pourrais jamais faire aussi bien que lui parce qu’il avait ce côté « joyeuse marche ».
 
 Le son des orchestres
            C’est le sujet fondamental par rapport à la mondialisation et à l’uniformité des orchestres, tout cela étant lié. Autrefois c’était un chef d’orchestre qui faisait un orchestre. Désormais c’est l’orchestre qui accepte ou non le chef. En effet, la plupart des chefs viennent trois semaines par an s’en vont, courent etc. Donc il y a une uniformité. Le meilleur orchestre du monde c’était la philharmonie de Berlin avec Karajan. Il n’y a pas eu de meilleur orchestre car c’était un grand maître qui avait façonné l'orchestre. Pour transformer un orchestre, il faut un nombre de répétitions suffisant et que l’empreinte précédente ne soit pas trop forte ce qui maintenant est relativement le cas parce qu’il n’y a plus de personnalités aussi marquantes. L’orchestre de l’Opéra de Paris est composé de musiciens excellents mais il a fallu un certain temps pour changer le son, pour avoir le son que je voulais et non le son qu’ils avaient. C'est très important: si on ne trouve pas le son exact chez Massenet, on ne peut pas le jouer. Le son et la liberté sont les deux éléments nécessaires. On ne doit pas imposer mais inspirer et faire en sorte que les musiciens jouent le mieux possible. Il faut le son et les couleurs car la musique française est faite de couleurs. Dans la musique germanique il n’y a qu’une couleur. C’est monochrome : c'est taillé dans l’acier, le gris. Mais pour avoir le son allemand, il faut aussi travailler.
 
Le dique: regrets et espoirs
             Je suis malheureux de ne pas avoir enregistré Les Troyens et Benvenuto Cellini de Berlioz. J'aurais aussi beaucoup aimé enregistrer les Dialogues des Carmélites de Poulenc. Le problème c'est que ce sont surtout les Anglais qui réalisent tous ces enregistrements. Je pense notamment à Colin Davis et à Sir John Eliot Gardiner. EMI a donc refusé mes propositions, à cause de cela mais aussi à cause de l'argent : la musique classique représente moins de 5% des ventes totales de disques en France. On dit que cela coûterait très cher de faire Les Troyens mais ce n'est pas vrai. Cela coûte moins cher que tous les Wagner du monde. Je précise que c'est bien Londres qui a refusé alors qu'Alain Lanceron a toujours été avec moi. Il avait le souci d'enregistrer avec moi le plus de musique française, de musique oubliée, méconnue voire inconnue. Il m'a d'ailleurs demandé de bien vouloir diriger les Dialogues des Carmélites à Nice. J'ai dit "oui" parce que c'est une pièce pour laquelle je vis, comme les Berlioz,  comme les Massenet, et parce que j'ai l'impression que je sais des choses importantes pour la faire. Pour Poulenc, je sais des choses qui ne sont pas écrites : les tempi ne sont pas écrits, les indications dynamiques sont toutes fausses, tout comme celles de durée. C'était un génie mais avec un côté dilettante dans le bon sens du terme. J'ai proposé Le Coeur du Moulin de Déodat de Séverac à EMI, j'espère pouvoir le faire. L'orchestre Région Centre Tours vient de l'enregistrer : c'est peut-être plus facile aujourd'hui d'enregistrer la musique française. J'aimerais aussi enregistrer d'autres oeuvres françaises comme La Forêt Bleue de Louis Aubert.
 
L’Union pour la Méditerranée
             En ce qui concerne l'Union pour la Méditerranée, j’ai réuni, avant d'avoir mes problèmes de santé, de nombreuses personnalités dont Frédéric Mitterrand, que je connais bien, et le conseiller du roi du Maroc, André Azoulay. Je n'ai donc malheureusement pas pu m'occuper de tout cela. Mais c'est un très grand projet etj’espère pouvoir le mettre à jour. Voici ce dont il s'agit : au tournant des XIXe et XXe siècles, Fernand Castelbon de Beauxhostes, mécène très riche ayant participé à la réfection des arènes de Béziers et  très lié d’amitié avec Camille Saint-Saëns, a dit à ce dernier qu’il aimerait bien qu’on donne des spectacles en plein air. C’était bien avant ce que nous connaissonts aujourd'hui avec Nîmes, Orange, etc. En 1898 on ouvrit donc les arènes au spectacle lyrique et Castelbon de Beauxhostes demanda à Camille Saint-Saëns d’écrire quelque chose. Saint-Saëns écrivit alors Déjanire qui connut un succès considérable. La deuxième année, Saint-Saëns suggéra à Castelbon de Beauxhostes de confier l'écriture de la nouvelle oeuvre à Gabriel Fauré, pour qui in avait une grande admiration. C'est ainsi que Prométhée fut joué en 1900. C’est le seul grand triomphe de Gabriel Fauré. L'orchestration est extraordinaire car elle est quasiment stéréophonique. A ma connaissance, cet opéra n’a jamais été rejoué dans sa version originale. Or, comme j'ai trouvé la musique, je voudrais donner cette oeuvre dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée en faisant chanter des Grecs, des Arabes, des Espagnols, des Français chez Eschyle à Athènes où il y a ce merveilleux stade olympique tout en marbre d’une beauté incroyable. J’en ai parlé à Frédéric Mitterrand qui était intéressé. J'espère vraiment y parvenir car c'est un projet auquel je tiens beaucoup. 

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