Naissance de l'oubli
Des Hommes, Laurent Mauvignier, Editions de Minuit.
"Et ta blessure, où est-elle ?" La question posée par Jean Genet en exergue ouvre la voie à ce roman sur le souvenir. Tout part d'un cadeau trop cher. Une broche en or que Bernard, surnommé Feu-de-Bois, offre timidement à sa soeur Solange pour ses 60 ans. Tout de suite, l'interrogation circule dans les chuchotements plus ou moins étouffés des invités : comment Bernard, qui vit aux crochets des autres depuis tant d'années, a-t-il trouvé l'argent pour un tel cadeau ? Puis la stupéfaction laisse place à la méfiance, et même à la colère. Face à une assemblée pleine de soupçon, Bernard explose. Il a une victime toute trouvée : Saïd Chefraoui. Après quelques insultes racistes et une courte bagarre, Bernard est mis à la porte, mais il insiste et terrorise la famille de Chefraoui à son domicile.
Au café du village, on se réunit autour de Rabut, le cousin de Bernard. Les gendarmes sont là. On bavarde, on se rassure, on pèse les pour et les contre de la personnalité chaotique de Bernard. On fait des pronostics. Chefraoui va-t-il porter plainte ? Bernard va-t-il s'excuser ? Mais surtout, l'agression ramène Rabut et les autres à un passé coupable et douloureux. Les souvenirs algériens refont surface. Avec une retenue élégante et précise, Laurent Mauvignier conduit alors le lecteur devant un charnier d'images et de sensations obsédantes : la blancheur aveuglante des paysages, le "beau temps monstrueux", la chaleur, la soif, la peur, l'odeur de la mort dans la nuit, les regards hallucinés des copains égorgés dans leur sommeil... L'auteur déploie avec brio un phrasé parfois sec, hésitant et bref comme un cri qu'on laisse échapper, parfois fluide et harmonieux comme une boucle de souvenirs contre laquelle on ne peut rien.
Et maintenant, que reste-t-il ? Un présent médiocre bâti d'angoisse, une nostalgie confuse, une culpabilité tenace. Les vies brisées peinent à redémarrer. "On pleure dans la nuit parce qu'un jour on est marqué à vie par des images tellement atroces qu'on ne sait pas se les dire à soi-même." L'Algérie ? Ils y ont perdu quelque chose, ils ne savent pas quoi. Et puis un jour, ils cessent de chercher. La mémoire tourne en rond. Les souvenirs, usés à force d'être ressassés, ressemblent à ces vieilles photographies qu'on ne comprend plus. Des Hommes n'est pas un livre sur la guerre d'Algérie, c'est un roman sur les dégâts de la mémoire, qui pose du bout des lèvres la question suivante : Est-il trop tard pour oublier ?
Richard Huitorel