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Storytelling : les nouveaux usages du récit


Importé des États-Unis, le storytelling s’est imposé en quelques années comme une technique de communication majeure. L’écrivain et chercheur Christian Salmon lui a consacré un ouvrage particulièrement critique, Storytelling, la machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits.
« Storytelling » : quelle signification et surtout quels usages recouvre ce terme apparemment innocent ?
To tell stories, raconter des histoires… En français comme en anglais, l’expression peut avoir comme sens figuré celui de mentir ; nous sommes ici au cœur de la critique faite par Salmon du storytelling comme d’une technique de manipulation aussi sournoise qu’efficace. L’usage du récit pour communiquer un message tout en agissant sur le comportement et les opinions de son auditoire n’a certes rien de nouveau — qu’on songe par exemple aux paraboles des évangiles ou bien aux contes traditionnels. Du reste, toutes les sociétés se sont constituées autour de récits fédérateurs, comme les mythes ou les relectures simplificatrices de l’Histoire. Le storytelling peut ainsi apparaître comme la simple redécouverte d’une pratique ancestrale, revisitée et modernisée.
Ce qui, toutefois, est incontestablement nouveau, c’est la réflexion menée sur cette pratique, sa systématisation et son instrumentalisation dans les contextes les plus divers : entreprise, médias, marketing, politique, armée… Sous de multiples déclinaisons, le storytelling ne cesse d’élargir son champ d’influence aux différents domaines de la vie humaine. Storyteller est même devenu une profession à part entière, au service de tous ceux qui veulent, par le biais d’une bonne histoire, réunir les gens autour d’idées fédératrices, les inspirer ou tout simplement les influencer. Écrit ou oral, le récit créé par un storyteller n’est rien d’autre qu’une pure « fiction efficace ». Quel que soit le contexte, il s’agit à chaque fois, écrit Salmon, de se servir du récit afin de « remplacer [chez un sujet] le raisonnement rationnel [en l’immergeant] dans un univers fictif qui filtre les perceptions, stimule les affects, encadre les comportements et les idées… » Le storytelling est ainsi devenu un véritable instrument de contrôle et de pouvoir. Dans le monde de l’entreprise, cette technique de communication est utilisée par les managers soucieux de mobiliser les salariés. En politique, il a fait la preuve de son efficacité, avec Reagan, Clinton ou George W. Bush ; en France, Nicolas Sarkozy l’a également bien compris.
Dès lors, pour certains, nous serions entrés dans un nouveau paradigme, celui de « l’âge narratif » (narrative turn), où le récit, naguère jeté aux oubliettes, occupe désormais une place primordiale, opérant sans limites ni frontières : une véritable organisation narrative mise en place afin de contrôler les esprits. D’aucuns vont jusqu’à parler d’« impérialisme narratif ».
Toutefois, selon Salmon, la banalisation du récit a mis à mal la notion de hiérarchie : le statut de celui qui parle n’a plus d’importance, et tout un chacun peut désormais prendre la parole et devenir conteur, ce que manifeste de façon éclatante le développement d’Internet et des réseaux sociaux. Ici, le storytelling devient souvent une forme de mise en scène du sujet, qui développe la confiance en soi en même temps que la croyance en sa propre fiction narrative. Raconter son histoire a pour résultat le maintien et le prolongement de soi sur le mode de la fiction, comme l’a brillamment analysé Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. L’estompage de la notion de hiérarchie n’empêche pourtant pas l’exercice du pouvoir, qui peut alors jouer de l’illusion d’une horizontalité des rapports entre individus pour exercer au travers du storytelling une manipulation encore plus discrète et efficace.

                                                                                             Hayet ESSANA

Bibliographie
Ouvrages
SALMON (Christian), Storytelling, la machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
RICŒUR (Paul), Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
Sites Internet
http://fr.wikipedia.org/wiki/Storytelling_(technique)
http://www.scienceshumaines.com